Après Une femme se déplace, la nouvelle comédie musicale tout feu tout flamme imaginée par David Lescot. Une frénésie émotionnelle, ravageuse et euphorique.
Sitôt sortis d’une représentation de L’Orontea, opéra du compositeur Antonio Cesti, les spectateurs éprouvent une sensation étrange. Mus par une impulsion mystérieuse, ils reconsidèrent entièrement leur vie sentimentale et voient tout ce qui touche à leur existence à travers le prisme de l’amour. Ce bouleversement, aux retentissements absurdes ou inquiétants, provoque des effets incontrôlables et vient perturber les activités politiques ou financières dans lesquelles certains des personnages sont engagés. Un spectacle enflammé, drôle et profond, chanté et dansé, qui pose aussi la question de la place que l’art occupe dans nos vies.
Notre avis : Avec un titre presque aussi intriguant que son précédent opus, Une femme se déplace, David Lescot atteint une fois de plus des sommets. Du début lyriquement audacieux jusqu’à une fin libératrice, le voyage de cette Force qui ravage tout se construit avec subtilité pour dépeindre toute une palette de relations humaines, avec tout ce qu’elles comportent de méandres, de chaos, de remises en question, de transformations. Des couples d’amoureux plus ou moins bien assortis, des relations de travail, des rivalités politiques, se forment, se déchirent, se reconstruisent ailleurs ou autrement, au cours d’une suite de scènes qui oscillent entre le doux-amer, l’excitation, la réconciliation, les explosions de joie ou de colère, la folie, le délire. À l’origine de ces bouleversements intimes : un opéra baroque qui émeut certains ou ennuie voire agace d’autres, au point de provoquer l’euphorie ou l’affrontement, de venir chatouiller le confort de l’habitude, de réveiller les consciences. La musique, le spectacle vivant, l’art serait-il donc cette force qui dévore nos vies ?
La force de l’écriture de David Lescot tient en un texte ciselé, une adéquation des mots aux tempos musicaux, une fluidité des transitions entre parlé et chantonné, puis entre du quasi-rap et un chant épanoui. La richesse du vocabulaire compte beaucoup aussi dans la diversité des registres, la fantaisie et l’humour qu’elle permet – on rit énormément ! La finesse des paroles et le jeu sur les répétitions de phrases épousent à merveille une musique apparemment simple mais toujours pulsée et quasi hypnotique, qui sait aussi chalouper façon jazzy voire tonitruer en rock sauvage – lequel donne l’occasion d’un solo chorégraphique tout à fait électrisant. D’ailleurs, la danse et le mouvement s’intègrent parfaitement au contexte : en groupe, ils renforcent la démesure du propos, décuplent la rythmique, élargissent l’absurdité des situations.
Ce cocktail livret-musique-danse détonant est servi par une formidable troupe d’artistes que nous avions déjà admirée dans Une femme se déplace. À nouveau, louons la qualité des voix, la justesse du jeu – jusque dans les rôles multiples que chacun·e incarne – et la cohésion d’une troupe visiblement ravie de s’échanger des dialogues percutants et de se lancer dans des chorégraphies farfelues. Avec même une satisfaction supplémentaire : cette fois-ci, l’écriture chorale de la pièce permet encore plus à chacun·e d’exposer sa voire ses personnalités – ce qui donne l’occasion de numéros tout à fait truculents : une présidente du Parlement européen plus vraie que nature, une psycho-historienne d’art complètement toquée… Sans oublier des musiciens – claviers, batterie, basse, guitare – pas tout à fait masqués par un tulle en fond de scène mais irrésistiblement présents, et qui provoquent l’étincelle et insufflent la vitalité essentielle de chaque instant.
La scénographie reprend des lieux déjà exploités dans Une femme se déplace : restaurant, chambre à coucher ; s’ajoutent un lobby d’hôtel, un bureau en open space, une tribune du Parlement européen… Les changements de décors à vue par les artistes sont pleinement assumés : ils participent naturellement au mouvement brownien qui entretient l’énergie du spectacle. Assumée aussi la ribambelle de perruques qui vient joyeusement appuyer la loufoquerie des personnages.
On l’aura compris : il faut absolument découvrir ce spectacle atypique, intelligent, enflammé, déjanté, fascinant, éminemment drôle…
Extrait de la soirée « 42e rue » de France Musique du 14 décembre 2022 :