Sentinelles silencieuses et invisibles dans le gris du ciel, les anges veillent sur la vie des habitants de Berlin, à l’ombre d’un mur qui sépare encore le monde en deux. Ils sont là depuis la nuit des temps, omniscients et bienveillants, à l’écoute des tracas quotidiens et des angoisses existentielles de l’humanité. Aucune pensée ne leur échappe. Seuls les enfants et quelques êtres d’exception – des anges déchus ayant renoncé à leur éternité pour endosser la condition humaine – peuvent sentir leur présence éthérée. Cette tentation du « grand saut » gagne l’ange Damiel, fasciné par les aspirations et la grâce d’une jeune trapéziste contrainte d’abandonner son cirque itinérant. Par amour pour elle, il décide de se couper les ailes et d’accomplir sa chute pour enfin goûter à l’existence humaine et s’éveiller au plaisir des sens. Pour sa première grande forme chorégraphique, Bruno Bouché reprend la trame narrative et les motifs emblématiques du film-culte de Wim Wenders avant d’explorer le mystère de l’incarnation en seconde partie – développement du « à suivre… » qui clôt le film. Cette grande fresque, réunissant l’ensemble des danseurs du Ballet de l’Opéra national du Rhin, balance ainsi entre évocation poétique et exaltation du corps en apesanteur.
Notre avis : Prix de la mise en scène à Cannes en 1987, le film de Wim Wenders, magnifié par la photo d’Henri Alekan, les musiques de Jürgen Knieper, le texte de Peter Handke et l’interprétation habitée de Bruno Ganz, Solveig Dommartin, Peter Falk – pour ne citer qu’eux – connaît une merveilleuse renaissance grâce au chorégraphe Bruno Bouché. Pour sa première œuvre d’une telle envergure, l’ancien danseur de l’Opéra de Paris rend un hommage vibrant à ce film poétique et tendre, et offre à ressentir les émotions des anges, fussent-ils déchus (pour leur et notre plus grand plaisir). Dans un décor épuré où, durant la première partie, un « W » au néon évoque autant les ailes stylisées (Wings) que le réalisateur (Wenders), le spectateur est plongé dans un ballet aux teintes monochromes – comme pour respecter le sublime noir et blanc de la première partie du film. Le travail sur les couleurs provoque, lui aussi, une émotion. Les anges évoluent, nous renvoyant à nos interrogations, nos doutes, notre solitude. Les contacts avec les humains se teintent alors d’une sensation bizarre, après ces mois de confinement qui ont conduit à un autre rapport à soi et aux autres. Les œuvres intemporelles ont ce pouvoir de nous parler quels que soient l’époque, le moment. Le travail de chorégraphe s’en fait l’écho avec délicatesse. Lorsque l’ange Damiel rencontre la trapéziste, cette passion nimbée dans un amour éthéré, qui serrait le cœur lorsque l’on découvrait le film, nous touche tout autant. D’une autre manière. Les trente-deux danseuses et danseurs du corps de ballet semblent au diapason de cette chorégraphie, nourrie de multiples inspirations, allant du classique à des formes plus contemporaines, sensation renforcée par un choix musical éclectique. Les anges de Balanchine, Bausch, Petit veillent… La seconde partie du spectacle évoque la suite des aventures des deux héros, nous proposant de voler vers un ailleurs qui, pour reprendre le titre de la suite que Wenders donna à son film, nous semble Si loin, si proche. Et l’on me pardonnera cette inversion facile, mais ce spectacle confirme que le désir donne des ailes. Une chose est sûre, les anges en mouvement viennent délicatement accompagner chaque spectatrice et spectateur qui souhaitent les accueillir.