« Je ne chante pas, je ne sais que crier ! »
L’usine ferme, unique source d’emplois de cette région de l’Est. Rudi et Dallas affrontent les voyous en costume-cravate, les cyniques et autres casseurs d’humanité. Mais ici, au cœur de la fracture, on danse, on chante et on revit. François Morel écrit les paroles des chansons, musiques signées Hugues Tabar-Nouval, dans une fresque épique, politico-joyeuse portée par Gérard Mordillat, auteur du roman en 2005, Les Vivants et les Morts, réalisateur de la série du même nom diffusée sur Arte et France 2 en 2010. Huit comédiens-chanteurs dont deux musiciens en live et une chorale incarnent les révoltes des indignés dans un conflit social explosif et musical, à la fois jazz et pop, traversé par des élans de vitalité et une fabuleuse histoire d’amour.
Notre avis : Dans une usine imaginaire, dont on ne connaît malheureusement que trop d’exemples réels qui ont pu l’inspirer, la spirale capitaliste s’enclenche. Les actionnaires étrangers sont déçus des résultats. Sur place, le patron cherche à limiter les conséquences sociales. En vain : les licenciements commencent. Les travailleuses et les travailleurs se mobilisent, font grève. Pensant s’assurer un futur, certains « jaunes » acceptent de négocier avec la direction. On annonce des subventions, on livre de nouvelles machines. Pourtant, ça ne suffit pas : l’usine devra fermer. Les ouvrières et les ouvriers se ressoudent, résistent et musclent leur révolte. L’affrontement contre les forces de l’ordre vire au drame. La justice – pas toujours juste – punit les plus démunis. Mais la lutte continuera.
Dans ce fait divers politico-social anxiogène – on est à mille lieues de The Pajama Game –, des personnages de chair et de sang se débattent, des hommes et des femmes qui s’aiment pleinement, se disputent bruyamment, se trahissent, doutent d’eux-mêmes : des petites histoires du quotidien, de banales passions prises dans un cataclysme qui les dépasse, les ravage. Dans son intention de dresser des portraits réalistes et d’envoyer un message fort, le livret, par ailleurs bien construit, s’encombre parfois de détails ou de caricatures qui nous ont paru inutiles.
L’idée qu’a eue le compositeur Hugues Tabar-Nouval d’adapter en théâtre musical le roman de Gérard Mordillat apparaît comme une évidence. On connaît le pouvoir de la musique à exacerber les sentiments, à décupler les émotions, à rendre supportable une tragédie, à insuffler de la joie dans la misère, à rendre le cri plus audible. Les mélodies en parlé-chanté sont taillées pour des voix bien timbrées. Au piano, où se relaient Camille Demoures et Esther Bastendorff, s’ajoutent les saxophones, flûte, percussions… de Hugues Tabar-Nouval – tous trois également protagonistes de l’action. Cette variété des instruments imprime indéniablement une richesse des ambiances et de rythme. Un chœur assis en fond de scène, masse silencieuse ou inquiétante la majorité du temps, vient amplifier la protestation qui prend alors des allures d’Internationale.
On retrouve dans les paroles de François Morel la veine qui nourrit ses sketches ou ses chroniques. Le martèlement par l’anaphore, une poésie douce-amère, une perspective ironique de la situation, la justesse du mot, donnent à ses textes ciselés une vibration en parfaite adéquation avec l’esprit militant des personnages, en particulier dans un émouvant plaidoyer pour les mains du travailleur, chanté par un ouvrier sénior attaché à son usine comme à sa vie et aux compétences reconnues de tous, pourtant victime du dégraissage.
Sur la scène plutôt réduite de la salle Tardieu du Rond-Point, la vivante mise en scène joue intelligemment sur les effets de masse et un engagement physique des acteurs principaux, ainsi que sur des lumières ingénieuses qui contribuent à des tableaux saisissants. Les comédien·ne·s déploient tou·te·s une énergie et une sensibilité formidables. Quelques gags ou bons mots s’insèrent ici ou là, mais l’atmosphère est sombre, l’amertume palpable, comme devant cet actionnaire allemand au pardessus noir et aux allures d’hyène dont l’émanation polycéphale réclame plus de profit. Mais poussée par l’espoir de ce qui est impossible peut devenir possible – « Je ne suis pas assez riche pour être désespéré », entend-on dans la pièce –, la revendication du droit à rester digne sait briser le quatrième mur pour interpeller les consciences, toucher le public et lui rappeler ce qu’est la réalité, une réalité qui dure depuis trop d’années – le livre Les Vivants et les Morts date de 2005 – et s’est même aggravée.