En dépit de l’épidémie du coronavirus, ou peut-être grâce à elle, Disney continue de faire des étincelles. Pour la fête nationale du 4 juillet, ce géant des spectacles, dont la présence à Broadway depuis 1997 a profondément changé le monde de la comédie musicale, s’est attribué la présentation en ligne de la version filmée du plus gros succès théâtral de ces dernières années en diffusant en streaming sur son site Disney+ l’intégrale de Hamilton, le spectacle mythique créé (livret, paroles et musique) par Lin-Manuel Miranda, d’une durée de 160 minutes, sans publicités intempestives et avec une pause d’une minute seulement entre les deux actes.
Filmée en 2016, la pièce devait être présentée dans les salles dans cette version vidéo en octobre prochain, mais l’arrêt des représentations le 12 mars et l’incertitude qui règne quant à un retour sur les planches dans un avenir immédiat ont suggéré à Disney d’avancer cette présentation. Il faut le reconnaître : c’est un coup de maître ! Et nombreux sont ceux qui ont choisi de voir et revoir cette œuvre explosive, sur un écran plat peut-être, mais pour un prix bien plus abordable que ceux des billets du Richard Rodgers Theatre, où elle a tenu ses assises depuis sa création le 6 août 2015.
Par son ampleur, aussi bien que par son cadre historique, Hamilton s’apparente un peu aux Misérables de Boublil et Schönberg. Mais là s’arrête la comparaison. Hamilton détaille les principaux éléments dans la vie du premier secrétaire d’État aux Finances américain sous George Washington, après que l’Amérique a obtenu son indépendance de ses gouvernants anglais. Ce qui en fait l’originalité, c’est que Miranda, au lieu de traiter son sujet, inspiré par la biographie écrite par Ron Chernow et publiée en 2004, a choisi de créer une œuvre dont les moments musicaux empruntent au langage actuel du rap, du hip hop, des styles pop, du R’n’B et du théâtre conventionnel.
Cela fait une sacrée salade qui non seulement est séduisante mais qui tient bien la route, et permet aux spectateurs de se sentir à l’aise devant un spectacle qui doit son originalité à sa facture multi-expressive. Le seul défaut, peut-être, c’est que les spectateurs mal avertis du contenu historique de la pièce peuvent être déroutés par ce mélange narratif autour d’un personnage quand même mal connu des foules, sur des accents modernes qui ne sont pas toujours bien compris lors d’une première audition.
Né orphelin à Charlestown, sur l’île de Nevis aux Antilles, Alexander Hamilton a été recueilli par un riche marchand qui l’a envoyé en Amérique du Nord pour parfaire ses études, alors qu’il n’avait qu’une dizaine d’années. Après s’être engagé dans les troupes révolutionnaires contre les Anglais, il est devenu rapidement un assistant, puis un conseiller financier du général Washington, qui le nomma au Budget de la nouvelle république américaine en 1776. Il rédigea les lois qui contrôlent encore aujourd’hui les finances du pays, et mit sur pied plusieurs initiatives, toujours en vigueur, dont notamment la création d’une banque d’intérêt national, et le remboursement par le gouvernement fédéral des dettes accumulées par les États. Il devait également être l’un des signataires les plus en vue de la Constitution adoptée par la Convention de Philadelphie en 1787.
Ardent partisan d’un traité unissant l’Amérique avec l’Angleterre, il devait s’aliéner le soutien de la France et de son ami le marquis de La Fayette. Confronté à une polémique née d’indiscrétions sur sa vie privée, il dut renoncer à sa candidature à la présidence du collège électoral, et se désista en faveur de Thomas Jefferson, qu’il détestait par-dessus tout, pour contrecarrer les désirs d’Aaron Burr, son ami et rival, contre lequel il prit également position, lorsque ce dernier essaya de briguer le poste de gouverneur de l’État de New York. Burr le provoqua en duel en 1804 et le tua.
A priori, on aurait pu penser qu’un tel sujet se prêterait mal à un traitement musical, mais Miranda a réussi cette gageure de concevoir une œuvre qui accroche le spectateur et retient son attention. Entouré de la troupe qui avait créé la pièce à son origine – autre singularité : ce sont tous des Noirs ou des Latinos ; le seul Blanc dans la distribution étant l’acteur qui joue le roi d’Angleterre –, dont Leslie Odom Jr. (Burr), Philippa Soo (Eliza Hamilton), Daveed Diggs (La Fayette / Thomas Jefferson), Renée Elise Goldberry (Angelica Schuyler) et Christopher Jackson (George Washington) dans les rôles principaux, la pièce, filmée au cours de plusieurs représentations dans le cadre du Richard Rodgers Theatre devant des salles combles, déroule ses fastes avec une vigueur extraordinaire.
La mise en scène de Thomas Kail, qui détaille l’action par une multitude de plans différents, permet de mieux saisir et d’apprécier le jeu des acteurs, chose impossible quand on est assis dans la salle de spectacles. Pour Miranda, c’est une confirmation du succès énorme déjà remporté par sa pièce. Pour Disney, c’est une façon éloquente de se manifester une fois de plus dans le domaine de la comédie musicale de Broadway. Sur tous les plans, c’est un succès…