Comment vous est venu l’amour de la comédie musicale ?
J’ai grandi à la campagne près de Genève, dans un environnement pas forcément propice à un enrichissement culturel poussé. Je me suis formé notamment en écoutant beaucoup de disques de musique classique et d’opéra puis en étudiant la musicologie et le chant classique.
Vers la fin des années 1980, la Warner publie des enregistrements de très grande qualité de comédies musicales de l’âge d’or. C’est dans ce cadre qu’en 1988 le chef d’orchestre John McGlinn enregistre une version très riche de Showboat (de Jerome Kern et Oscar Hammerstein II), mélangeant des chanteurs d’opéra et de comédie musicale. Le soin apporté à l’ouvrage m’a séduit et ma curiosité m’a poussé à poursuivre l’aventure avec d’autres œuvres. Je m’étais notamment acheté le vinyle de West Side Story dans sa version opératique dirigée par Leonard Bernstein.
Puis, j’ai découvert Stephen Sondheim. D’abord en entendant des reprises de ses classiques lors de récitals, tels que « Send in the Clowns ». Ensuite sur les scènes du West End avec A Little Night Music (en 1995 au Royal National Theatre) et Passion (en 1996 au Queen’s Theatre).
À l’époque, on devait découvrir les comédies musicales en allant au théâtre dans le West End ou à New York et en ramenant des disques chez soi. Cette excitation liée au plaisir de la découverte et de la conquête est malheureusement légèrement amoindrie aujourd’hui dès lors que nous avons accès à tout et tout de suite.
Je comprends que vous êtes fan de Stephen Sondheim…
Je me suis très vite familiarisé à la comédie musicale grâce à ses œuvres. Stephen Sondheim est assurément l’une des raisons pour lesquelles j’adore la comédie musicale ; il est d’ailleurs celui qui m’a donné envie d’écrire La Comédie musicale mode d’emploi (éd. Premières Loges, 2009) [Nous avions rencontré Alain Perroux en 2009 à l’occasion de la publication de son livre.]
Dans les années 2000, j’étais dramaturge au Grand Théâtre de Genève et j’avais également repris la direction d’une compagnie indépendante d’opéra de chambre avec laquelle j’ai produit et mis en scène des opéras connus mais également des répertoires plus confidentiels pour ce public. En 2008, je décide de produire Sweeney Todd dans une version de chambre avec huit chanteurs et six instrumentistes dans un petit théâtre de 200 places. Le succès a été énorme car il s’agissait pour le public d’une véritable nouveauté, puisque la plupart des gens n’avaient pas vu le film, qui venait à peine de sortir, et découvrait ainsi toute l’histoire et notamment son twist final. La possibilité de surprendre un public d’opéra est largement réduite car il connaît déjà le répertoire dans de multiples mises en scène.
En 2016, j’ai eu la chance d’interviewer Stephen Sondheim à New York à l’occasion de la production de Passion au Théâtre du Chatelet. Il avait conscience de sa valeur et de ses limites, et il était doté d’un esprit remarquablement structuré. Cette rencontre fut un grand moment !
Partant de là, le fait que vous proposiez West Side Story à l’Opéra National du Rhin (OnR) paraît être une évidence ! Mais il s’agit d’une version moderne du show.
Oui, nous reprenons une mise en scène créée en 2013 par Barrie Kosky au Komische Oper de Berlin. Il s’agit de la maison la plus dynamique de Berlin. Elle est également très populaire puisqu’elle a comme principe de jouer les spectacles en allemand. En l’occurrence, West Side Story était présenté en allemand (les chansons demeuraient quant à elles en anglais).
Quand j’ai été nommé à l’OnR, j’ai su que je voulais accentuer la production de comédies musicales – jusque-là, l’Onr n’avait produit que Showboat, et Un violon sur le toit dans une version d’ailleurs mise en scène par Barrie Kosky.
Après avoir constaté le succès d’Un violon sur le toit, la directrice de MTI France m’a contacté pour m’inviter à poursuivre l’expérience avec un nouveau projet. J’ai immédiatement voulu tenter West Side Story dans sa version mise en scène par Barrie Kosky.
Alors même que les ayant droits ont toujours refusé de faire tourner cette mise en scène afin de favoriser la mise en scène originale avec les chorégraphies dce Jerome Robbins, on me donne l’autorisation assez rapidement, ce qui est très surprenant.
En quoi cette mise en scène est-elle particulière ?
L’approche est définitivement contemporaine et abstraite. Il n’y a pas de grands décors réalistes, on ne joue pas avec de la vidéographie. Il y a seulement quelques éléments de décors, une scène tournante mais, surtout, un énorme travail de lumière. C’est cette dernière qui va créer la ville où se déroule l’action.
En définitive, on se concentre sur les corps en tant qu’individualité, mais aussi en tant que collectif. Cette mise en scène permet de recentrer l’attention sur la cinquantaine d’interprètes. La chorégraphie d’Otto Pichler occupe une part extrêmement importante et permet de garantir un rythme très soutenu.
S’agissant des costumes, on a souhaité que cela soit le plus intemporel et le plus universel possible. C’est ce qui rend d’ailleurs la mise en scène relativement crue, brutale. Les affrontements sont violents, sans pour autant bien sûr être « graphiques ». Il y a beaucoup d’énergie dans la danse. Elle est expressive, urbaine, poétique mais aussi sous tension. Je vous rassure, le spectacle contient également des passages très drôles et joyeux à certains moments. Le tout est très puissant !
On oublie souvent que les personnages sont adolescents. On a donc insisté sur le fait que les interprètes devaient représenter cette jeunesse jusqu’au-boutiste et fonceuse de manière inconsciente. Pour cela, nous n’avons recruté que de jeunes interprètes, pratiquement tous issus de la comédie musicale (seule Maria est une chanteuse formée à l’opéra).
On a également fait en sorte de mélanger les nationalités, car il était important de montrer que cette histoire est universelle et est susceptible de se dérouler dans n’importe quelle ville du monde. Ici, tant les dialogues que les chansons sont en anglais, mais on a demandé aux artistes d’assumer leur accent.
Enfin, dirigé par Bruno Bouché, le Ballet de l’OnR constitué de trente-deux danseurs participe à la production. D’ailleurs le rôle de Chino est assuré par un danseur du Ballet qui est aussi un formidable comédien. C’est enrichissant pour le spectacle et pour l’opéra puisque ce sont des rencontres très instructives entre les différentes équipes.
En bref, cette production est une belle aventure collective !
Vous avez certainement vu la nouvelle version de West Side Story sortie au cinéma en fin d’année dernière…
Oui ! J’ai beaucoup aimé la réécriture des dialogues par Tony Kushner. Elle est très intelligente car elle met en avant à la fois la dimension xénophobe de cette histoire mais aussi la gentrification des quartiers du West Side. Alors même qu’ils constituaient des quartiers malfamés de New York, il s’agit aujourd’hui d’un lieu emblématique de la partie riche de Manhattan, puisque c’est exactement là qu’est installé le Lincoln Center, dédié notamment à l’opéra.
J’ai un peu moins apprécié le traitement vocal que je n’ai pas trouvé très naturel – traitement qu’on retrouve d’ailleurs dans la version cinématographique de Sweeney Todd par Tim Burton. Par ailleurs, les tempi sont parfois trop rapides. Il est compréhensible que la réalisation soit rythmée, mais elle tombe à des moments dans l’hystérie. Par exemple, la séquence de « America » est tellement sophistiquée qu’on dépasse la simple vitalité requise, pour tendre vers le clip. Cela donne l’impression que les danses ont été filmées à vitesse normale puis accélérées à l’image. Autrement dit, tant la voix que les images semblent avoir fait l’objet d’un peu trop de retouches privant l’œuvre d’un certain aspect organique.
La version de Robert Wise (1961) était certes maladroite à plusieurs égards mais elle jouit d’un charme suranné que j’affectionne.
Vous êtes passionné à la fois d’opéra et de comédie musicale. Envisagez-vous d’abattre au maximum les cloisons dans le cadre de votre direction de l’OnR ?
C’est tout à fait au cœur de mon projet pour l’OnR : faire découvrir l’immense richesse du théâtre en musique. Je tiens à produire à la fois des opéras baroques, contemporains, classiques mais aussi des raretés et, bien sûr, des comédies musicales. Il faut engendrer des dialogues, proposer de nouveaux formats. Je veux montrer l’immense diversité des langages, des formes et des genres.
Dans ces conditions, la comédie musicale a tout à fait sa place dans une maison comme la nôtre. Nous souhaitons proposer chaque année au moins une œuvre de comédie musicale en explorant les formats : la comédie musicale de chambre, les versions concerts, etc. À ce titre, nous proposons Candide de Leonard Bernstein avec Lambert Wilson pour la saison 2022–2023 en version de concert.
Si vous pouviez produire LA comédie musicale de vos rêves…
Follies, sans aucune hésitation. C’est un chef‑d’œuvre absolu. Les thématiques me touchent car elles permettent de travailler avec de vieux artistes et mélanger les générations. C’est d’ailleurs souvent le cas avec Stephen Sondheim, comme par exemple dans A Little Night Music (que j’adorerais monter également !). Mais il est certain que cette comédie musicale requiert un budget colossal. Je suis aussi fan de Carousel de Rodgers & Hammerstein.
Moi aussi ! Cela me fait plaisir de l’entendre car cette œuvre est aujourd’hui controversée…
La Flûte enchantée est aussi un chef‑d’œuvre absolu mais il y a des choses discutables dans le livret – misogynie, racisme. Je ne pense pas que se voiler la face soit la bonne solution. Il me semble préférable d’assumer le contenu des œuvres à travers le temps tout en trouvant des solutions qui passent par la contextualisation. On peut observer une œuvre sans nécessairement utiliser le prisme de nos critères et valeurs d’aujourd’hui. Cela peut passer aussi par de légères modifications du texte sans pour autant bien sûr dénaturer l’œuvre.
Carousel est une œuvre qui reflète l’humain dans toute sa complexité et ses contradictions, ce qui est d’ailleurs le propre des chefs‑d’œuvre. Il ne faut surtout pas censurer, mais plutôt accepter d’étudier des personnages qui ne sont pas forcément totalement vertueux, pour mieux en tirer des leçons sur nos valeurs contemporaines. Ceci est d’autant plus nécessaire lorsque les œuvres décrivent des réalités qui existent encore aujourd’hui malheureusement.
Le metteur en scène doit regarder ces problèmes en face, trouver le moyen de les traiter et prendre les spectateurs pour des adultes : ce n’est pas parce qu’on montre quelque chose qu’on l’encourage.