Alain Perroux fait venir West Side Story à l’Opéra du Rhin : rencontre avec un passionné de comédie musicale

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L’Opéra national du Rhin (OnR) crée l'événement ce dimanche 29 mai avec une nouvelle production de West Side Story. L'œuvre emblématique de Leonard Bernstein, Arthur Laurents et Stephen Sondheim sera représentée à Strasbourg puis à Mulhouse dans la fascinante mise en scène de Barrie Kosky et Otto Pichler. Depuis qu'il a vu le jour en 2013 au Komische Oper de Berlin, ce spectacle a été réclamé par les scènes du monde entier en vain... jusqu’à ce que l’OnR en obtienne les droits. À cette occasion, nous avons rencontré Alain Perroux, son directeur général depuis janvier 2020, à qui l’on doit ce tour de force.

Com­ment vous est venu l’amour de la comédie musi­cale ?

J’ai gran­di à la cam­pagne près de Genève, dans un envi­ron­nement pas for­cé­ment prop­ice à un enrichisse­ment cul­turel poussé. Je me suis for­mé notam­ment en écoutant beau­coup de dis­ques de musique clas­sique et d’opéra puis en étu­di­ant la musi­colo­gie et le chant classique.

Vers la fin des années 1980, la Warn­er pub­lie des enreg­istrements de très grande qual­ité de comédies musi­cales de l’âge d’or. C’est dans ce cadre qu’en 1988 le chef d’orchestre John McGlinn enreg­istre une ver­sion très riche de Show­boat (de Jerome Kern et Oscar Ham­mer­stein II), mélangeant des chanteurs d’opéra et de comédie musi­cale. Le soin apporté à l’ouvrage m’a séduit et ma curiosité m’a poussé à pour­suiv­re l’aventure avec d’autres œuvres. Je m’étais notam­ment acheté le vinyle de West Side Sto­ry dans sa ver­sion opéra­tique dirigée par Leonard Bern­stein.

Puis, j’ai décou­vert Stephen Sond­heim. D’abord en enten­dant des repris­es de ses clas­siques lors de réc­i­tals, tels que « Send in the Clowns ». Ensuite sur les scènes du West End avec A Lit­tle Night Music (en 1995 au Roy­al Nation­al The­atre) et Pas­sion (en 1996 au Queen’s Theatre).

À l’époque, on devait décou­vrir les comédies musi­cales en allant au théâtre dans le West End ou à New York et en ramenant des dis­ques chez soi. Cette exci­ta­tion liée au plaisir de la décou­verte et de la con­quête est mal­heureuse­ment légère­ment amoin­drie aujourd’hui dès lors que nous avons accès à tout et tout de suite.

Je com­prends que vous êtes fan de Stephen Sond­heim

Je me suis très vite famil­iarisé à la comédie musi­cale grâce à ses œuvres. Stephen Sond­heim est assuré­ment l’une des raisons pour lesquelles j’adore la comédie musi­cale ; il est d’ailleurs celui qui m’a don­né envie d’écrire La Comédie musi­cale mode d’emploi (éd. Pre­mières Loges, 2009) [Nous avions ren­con­tré Alain Per­roux en 2009 à l’oc­ca­sion de la pub­li­ca­tion de son livre.]

Dans les années 2000, j’étais dra­maturge au Grand Théâtre de Genève et j’avais égale­ment repris la direc­tion d’une com­pag­nie indépen­dante d’opéra de cham­bre avec laque­lle j’ai pro­duit et mis en scène des opéras con­nus mais égale­ment des réper­toires plus con­fi­den­tiels pour ce pub­lic. En 2008, je décide de pro­duire Sweeney Todd dans une ver­sion de cham­bre avec huit chanteurs et six instru­men­tistes dans un petit théâtre de 200 places. Le suc­cès a été énorme car il s’agissait pour le pub­lic d’une véri­ta­ble nou­veauté, puisque la plu­part des gens n’avaient pas vu le film, qui venait à peine de sor­tir, et décou­vrait ain­si toute l’histoire et notam­ment son twist final. La pos­si­bil­ité de sur­pren­dre un pub­lic d’opéra est large­ment réduite car il con­naît déjà le réper­toire dans de mul­ti­ples mis­es en scène.

En 2016, j’ai eu la chance d’interviewer Stephen Sond­heim à New York à l’occasion de la pro­duc­tion de Pas­sion au Théâtre du Chatelet. Il avait con­science de sa valeur et de ses lim­ites, et il était doté d’un esprit remar­quable­ment struc­turé. Cette ren­con­tre fut un grand moment !

Par­tant de là, le fait que vous proposiez West Side Sto­ry à l’Opéra Nation­al du Rhin (OnR) paraît être une évi­dence ! Mais il s’agit d’une ver­sion mod­erne du show.

Oui, nous reprenons une mise en scène créée en 2013 par Bar­rie Kosky au Komis­che Oper de Berlin. Il s’agit de la mai­son la plus dynamique de Berlin. Elle est égale­ment très pop­u­laire puisqu’elle a comme principe de jouer les spec­ta­cles en alle­mand. En l’occurrence, West Side Sto­ry était présen­té en alle­mand (les chan­sons demeu­raient quant à elles en anglais).

Quand j’ai été nom­mé à l’OnR, j’ai su que je voulais accentuer la pro­duc­tion de comédies musi­cales – jusque-là, l’Onr n’avait pro­duit que Show­boat, et Un vio­lon sur le toit dans une ver­sion d’ailleurs mise en scène par Bar­rie Kosky.

Après avoir con­staté le suc­cès d’Un vio­lon sur le toit, la direc­trice de MTI France m’a con­tac­té pour m’inviter à pour­suiv­re l’expérience avec un nou­veau pro­jet. J’ai immé­di­ate­ment voulu ten­ter West Side Sto­ry dans sa ver­sion mise en scène par Bar­rie Kosky.

Alors même que les ayant droits ont tou­jours refusé de faire tourn­er cette mise en scène afin de favoris­er la mise en scène orig­i­nale avec les choré­gra­phies dce Jerome Rob­bins, on me donne l’autorisation assez rapi­de­ment, ce qui est très surprenant.

En quoi cette mise en scène est-elle particulière ? 

L’approche est défini­tive­ment con­tem­po­raine et abstraite. Il n’y a pas de grands décors réal­istes, on ne joue pas avec de la vidéo­gra­phie. Il y a seule­ment quelques élé­ments de décors, une scène tour­nante mais, surtout, un énorme tra­vail de lumière. C’est cette dernière qui va créer la ville où se déroule l’action.

En défini­tive, on se con­cen­tre sur les corps en tant qu’individualité, mais aus­si en tant que col­lec­tif. Cette mise en scène per­met de recen­tr­er l’attention sur la cinquan­taine d’interprètes. La choré­gra­phie d’Otto Pich­ler occupe une part extrême­ment impor­tante et per­met de garan­tir un rythme très soutenu.

S’agissant des cos­tumes, on a souhaité que cela soit le plus intem­porel et le plus uni­versel pos­si­ble. C’est ce qui rend d’ailleurs la mise en scène rel­a­tive­ment crue, bru­tale. Les affron­te­ments sont vio­lents, sans pour autant bien sûr être « graphiques ». Il y a beau­coup d’énergie dans la danse. Elle est expres­sive, urbaine, poé­tique mais aus­si sous ten­sion. Je vous ras­sure, le spec­ta­cle con­tient égale­ment des pas­sages très drôles et joyeux à cer­tains moments. Le tout est très puissant !

On oublie sou­vent que les per­son­nages sont ado­les­cents. On a donc insisté sur le fait que les inter­prètes devaient représen­ter cette jeunesse jusqu’au-boutiste et fon­ceuse de manière incon­sciente. Pour cela, nous n’avons recruté que de jeunes inter­prètes, pra­tique­ment tous issus de la comédie musi­cale (seule Maria est une chanteuse for­mée à l’opéra).

On a égale­ment fait en sorte de mélanger les nation­al­ités, car il était impor­tant de mon­tr­er que cette his­toire est uni­verselle et est sus­cep­ti­ble de se dérouler dans n’importe quelle ville du monde. Ici, tant les dia­logues que les chan­sons sont en anglais, mais on a demandé aux artistes d’assumer leur accent.

Enfin, dirigé par Bruno Bouché, le Bal­let de l’OnR con­sti­tué de trente-deux danseurs par­ticipe à la pro­duc­tion. D’ailleurs le rôle de Chi­no est assuré par un danseur du Bal­let qui est aus­si un for­mi­da­ble comé­di­en. C’est enrichissant pour le spec­ta­cle et pour l’opéra puisque ce sont des ren­con­tres très instruc­tives entre les dif­férentes équipes.

En bref, cette pro­duc­tion est une belle aven­ture collective !

Vous avez cer­taine­ment vu la nou­velle ver­sion de West Side Sto­ry sor­tie au ciné­ma en fin d’année dernière

Oui ! J’ai beau­coup aimé la réécri­t­ure des dia­logues par Tony Kush­n­er. Elle est très intel­li­gente car elle met en avant à la fois la dimen­sion xéno­phobe de cette his­toire mais aus­si la gen­tri­fi­ca­tion des quartiers du West Side. Alors même qu’ils con­sti­tu­aient des quartiers mal­famés de New York, il s’agit aujourd’hui d’un lieu emblé­ma­tique de la par­tie riche de Man­hat­tan, puisque c’est exacte­ment là qu’est instal­lé le Lin­coln Cen­ter, dédié notam­ment à l’opéra.

J’ai un peu moins appré­cié le traite­ment vocal que je n’ai pas trou­vé très naturel – traite­ment qu’on retrou­ve d’ailleurs dans la ver­sion ciné­matographique de Sweeney Todd par Tim Bur­ton. Par ailleurs, les tem­pi sont par­fois trop rapi­des. Il est com­préhen­si­ble que la réal­i­sa­tion soit ryth­mée, mais elle tombe à des moments dans l’hystérie. Par exem­ple, la séquence de « Amer­i­ca » est telle­ment sophis­tiquée qu’on dépasse la sim­ple vital­ité req­uise, pour ten­dre vers le clip. Cela donne l’impression que les dans­es ont été filmées à vitesse nor­male puis accélérées à l’image. Autrement dit, tant la voix que les images sem­blent avoir fait l’objet d’un peu trop de retouch­es pri­vant l’œuvre d’un cer­tain aspect organique.

La ver­sion de Robert Wise (1961) était certes mal­adroite à plusieurs égards mais elle jouit d’un charme suran­né que j’affectionne.

Vous êtes pas­sion­né à la fois d’opéra et de comédie musi­cale. Envis­agez-vous d’abattre au max­i­mum les cloi­sons dans le cadre de votre direc­tion de l’OnR ?

C’est tout à fait au cœur de mon pro­jet pour l’OnR : faire décou­vrir l’immense richesse du théâtre en musique. Je tiens à pro­duire à la fois des opéras baro­ques, con­tem­po­rains, clas­siques mais aus­si des raretés et, bien sûr, des comédies musi­cales. Il faut engen­dr­er des dia­logues, pro­pos­er de nou­veaux for­mats. Je veux mon­tr­er l’immense diver­sité des lan­gages, des formes et des genres.

Dans ces con­di­tions, la comédie musi­cale a tout à fait sa place dans une mai­son comme la nôtre. Nous souhaitons pro­pos­er chaque année au moins une œuvre de comédie musi­cale en explo­rant les for­mats : la comédie musi­cale de cham­bre, les ver­sions con­certs, etc. À ce titre, nous pro­posons Can­dide de Leonard Bern­stein avec Lam­bert Wil­son pour la sai­son 2022–2023 en ver­sion de concert.

Si vous pou­viez pro­duire LA comédie musi­cale de vos rêves… 

Fol­lies, sans aucune hési­ta­tion. C’est un chef‑d’œuvre absolu. Les thé­ma­tiques me touchent car elles per­me­t­tent de tra­vailler avec de vieux artistes et mélanger les généra­tions. C’est d’ailleurs sou­vent le cas avec Stephen Sond­heim, comme par exem­ple dans A Lit­tle Night Music (que j’adorerais mon­ter égale­ment !). Mais il est cer­tain que cette comédie musi­cale requiert un bud­get colos­sal. Je suis aus­si fan de Carousel de Rodgers & Ham­mer­stein.

Moi aus­si ! Cela me fait plaisir de l’entendre car cette œuvre est aujourd’hui controversée…

La Flûte enchan­tée est aus­si un chef‑d’œuvre absolu mais il y a des choses dis­cuta­bles dans le livret – misog­y­nie, racisme. Je ne pense pas que se voil­er la face soit la bonne solu­tion. Il me sem­ble préférable d’assumer le con­tenu des œuvres à tra­vers le temps tout en trou­vant des solu­tions qui passent par la con­tex­tu­al­i­sa­tion. On peut observ­er une œuvre sans néces­saire­ment utilis­er le prisme de nos critères et valeurs d’aujourd’hui. Cela peut pass­er aus­si par de légères mod­i­fi­ca­tions du texte sans pour autant bien sûr déna­tur­er l’œuvre.

Carousel est une œuvre qui reflète l’humain dans toute sa com­plex­ité et ses con­tra­dic­tions, ce qui est d’ailleurs le pro­pre des chefs‑d’œuvre. Il ne faut surtout pas cen­sur­er, mais plutôt accepter d’étudier des per­son­nages qui ne sont pas for­cé­ment totale­ment vertueux, pour mieux en tir­er des leçons sur nos valeurs con­tem­po­raines. Ceci est d’autant plus néces­saire lorsque les œuvres décrivent des réal­ités qui exis­tent encore aujourd’hui malheureusement.

Le met­teur en scène doit regarder ces prob­lèmes en face, trou­ver le moyen de les traiter et pren­dre les spec­ta­teurs pour des adultes : ce n’est pas parce qu’on mon­tre quelque chose qu’on l’encourage.


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