Les Misérables

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Théâtre du Châtelet – Place du Châtelet, 75001 Paris.
Du 20 novembre 2024 au 2 janvier 2025.
Renseignements et réservations sur le site du Châtelet.

Comédie musi­cale de tous les records, Les Mis­érables doit son suc­cès à l’universalité de son his­toire, qui a su touch­er plus de 130 mil­lions de spec­ta­teurs à tra­vers le monde.

Notre avis (avant-pre­mière du 20 novem­bre 2024) : Depuis com­bi­en de temps n’avions-nous pas été aus­si émus par un spec­ta­cle, depuis quand n’avions-nous pas eu le souf­fle à ce point coupé ? Et notre avis pour­rait s’ar­rêter là, tant essay­er de com­pren­dre ce que nous avons vécu face à cette nou­velle pro­duc­tion des Mis­érables paraît vain en com­para­i­son du choc qui nous a saisi. Bien sûr, à l’o­rig­ine de cette émo­tion, il y a le roman human­iste de Hugo, il y la force de l’adap­ta­tion pour la scène qu’en ont faite Alain Bou­blil, Claude-Michel Schön­berg et tous les autres créa­teurs qui ont façon­né cette pièce musi­cale depuis des décen­nies, mais pas seulement.

La troupe des Mis­érables © Thomas Amouroux

La recréa­tion, dans sa langue d’o­rig­ine, de cette œuvre majeure du réper­toire mon­di­al du théâtre musi­cal, qui a fait le tour de la planète après avoir été créée en France mais sans y con­naître le suc­cès qui s’est pour­tant imposé partout ailleurs, était annon­cée comme l’événe­ment de la sai­son. Toutes ces années d’ef­forts par l’équipe de pro­duc­tion de Stéphane Letel­li­er pour con­va­in­cre un sys­tème bien huilé qui tourne depuis presque quar­ante ans de revenir à Paris n’au­ront pas été vaines. Le pari est réus­si sans équiv­oque : pas seule­ment parce qu’il ne reste qua­si­ment plus aucun bil­let à ven­dre au Châtelet jusqu’à la dernière le 2 jan­vi­er 2025 – il paraît qu’on en trou­ve encore ou qu’un stock est remis en vente de temps à autre –, mais surtout parce que la qual­ité artis­tique de cette nou­velle ver­sion atteint des hau­teurs vertigineuses.

Gavroche et la troupe © Thomas Amouroux

Pour arriv­er à un tel niveau de qual­ité, on imag­ine sans peine le tra­vail de toute une équipe, la per­sévérance, à com­mencer par celle des créa­teurs. Si Claude-Michel Schön­berg explique qu’il a adap­té l’orches­tra­tion pour le nou­v­el effec­tif du Châtelet et s’est con­cen­tré sur l’ac­com­pa­g­ne­ment vocal, Alain Bou­blil con­fie qu’il a remis sur son méti­er texte et paroles avec l’in­ten­tion de le ren­dre encore plus vibrant pour nos oreilles d’au­jour­d’hui, sans que cela passe par une mod­erni­sa­tion du lan­gage à tout prix – la réécri­t­ure, tou­jours ce maître-mot, comme ils l’ex­pliquent tous deux dans le livre d’en­tre­tiens recueil­lis par Remy Bat­teault.

Si les con­nais­seurs auront à cœur de com­par­er les dif­férentes ver­sions pour décou­vrir ce qui a été mod­i­fié, nous ne pou­vons que louer un texte flu­ide et actuel, qui con­serve aus­si une poésie indis­so­cia­ble de l’e­sprit du XIXe siè­cle. Il s’of­fre d’au­tant mieux au pub­lic qu’il est servi par une artic­u­la­tion exem­plaire – une qual­ité partagée par toutes et tous sur scène – et un naturel qui, comme le com­pos­i­teur le souhaite, per­met au pub­lic d’ou­bli­er que les artistes sont en train de chanter.

Val­jean (Benoît Rameau) et Fan­tine (Claire Pérot) © Thomas Amouroux

Tout comme le texte trou­ve un juste équili­bre entre authen­tic­ité et con­tem­po­ranéité, la mise en scène de Ladis­las Chol­lat sait racon­ter sans insis­ter. Peut-être parce que son tra­vail a été pen­sé à des­ti­na­tion d’un pub­lic cul­turelle­ment plus proche du roman, la scéno­gra­phie fait preuve d’une finesse bien­v­enue, un peu comme du sur-mesure – au bémol près, le seul que nous émet­tons ici, que le large plateau du Châtelet sem­ble par­fois un peu dépe­u­plé, notam­ment lorsque point « Le Grand Jour ».

Une dou­ble struc­ture mou­vante de grandes dimen­sions per­met de pren­dre posi­tion dans l’u­sine de M. Madeleine, sur la bar­ri­cade ou sur les bor­ds de Seine… D’autres élé­ments mobiles se rajoutent pour la tav­erne des Thé­nardier ou le café Musain. Et d’autres, plus petits, per­me­t­tent de s’in­viter chez l’évêque de Digne ou dans l’hôpi­tal ou mour­ra Fan­tine. Un tulle, sou­vent sol­lic­ité, per­met de délim­iter l’a­vant-scène où les airs solos se déploient tan­dis que der­rière, le tableau suiv­ant se met en place. De cette organ­i­sa­tion, sim­ple en apparence mais que l’on sup­pose tech­nique­ment com­plexe depuis les couliss­es, naît une grande flu­id­ité dans les tran­si­tions entre les tableaux.

Cosette (Louise Mon­teil) -© Thomas Amouroux.jpg

En dehors de plusieurs moments conçus comme des pas­tels ou des pein­tures clas­siques, les nuances de gris-bleu plon­gent den­sé­ment le décor dans une ambiance où pénètrent ombres et lumières, à l’in­star du com­bat que se livrent bien et mal dans un con­texte où les mis­éreux cherchent à sur­vivre, en quête d’une lib­erté qui leur est offi­cielle­ment interdite.

De mag­nifiques pro­jec­tions, tech­nique­ment réussies, vien­nent nuancer, habiller sans sur­charg­er, illus­tr­er sans surlign­er, liq­uides comme des aquarelles qui appa­rais­sent avant de se dis­soudre, comme des impres­sions pho­tographiques qui se dévelop­pent puis se fondent. Elles vien­nent sub­limer quelques moments clefs : les spec­tres qui vien­nent hanter les tables vides du café Musain, les étoiles aux­quelles jure Javert, la pluie de cen­dres qui recou­vre l’at­tente sur la barricade…

Les Thé­nardier (C. Bon­nard, D. Alex­is), Cosette (M. O’Neill) et Val­jean (B. Rameau) © Thomas Amouroux

Les cos­tumes de Jean-Daniel Vuiller­moz, à la fois réal­istes – parce que rapiécés, usés et pat­inés par la sueur et la crasse, à l’im­age des mis­érables qui les por­tent – et spec­tac­u­laires – parce qu’ils éveil­lent le regard –, soulig­nent les sil­hou­ettes, car­ac­térisent les per­son­nages et appor­tent leurs couleurs avec une grande sen­si­bil­ité. Au seul mariage de Cosette et Mar­ius, unique et éphémère instant de bon­heur, sera per­mise une franche touche de noir et blanc, élé­gante, presque sur­réal­iste, comme en dehors du temps – d’ailleurs, d’autres fan­taisies se glis­sent dans cette scène…

Mar­ius (Jacques Preiss) et Épo­nine (Océane Demon­tis) © Thomas Amouroux

Out­re le pro­jet de cette nou­velle mise en scène, le choix de la dis­tri­b­u­tion fai­sait par­tie de l’ef­fer­ves­cence de l’événe­ment et a naturelle­ment sus­cité beau­coup d’at­ten­tion et d’at­tente. À l’im­age de la con­cep­tion artis­tique, elle s’im­pose comme une évidence.

Que ce soit dans les ensem­bles où ils s’u­nis­sent pour exprimer l’én­ergie du groupe ou les détails de leur indi­vid­u­al­ité, ou dans les petits rôles très juste­ment car­ac­térisés, tous les mem­bres de la troupe n’ap­pel­lent que des éloges. De cet ensem­ble com­posé de vis­ages déjà con­nus, de voix nou­velles, de vétérans – on vous a recon­nue, Ari­ane Pirie ! – se dégage une cohé­sion, une force tan­gi­ble qui struc­ture et porte inévitable­ment le spec­ta­cle. Nou­velle preuve, s’il était besoin, qu’il existe autour de nous un vivi­er de talents.

Les enfants aus­si se mon­trent impec­ca­bles : de poésie et de fragilité pour Cosette, flan­quée d’un bal­ai démesuré à Mont­fer­meil ; et de mal­ice et d’im­per­ti­nence pour Gavroche, si attachant – le coup de feu qui le tue nous a durable­ment secoué.

Enjol­ras (Stan­ley Kas­sa) et Mar­ius (Jacques Preiss) © Thomas Amouroux

Maxime de Tole­do déploie toute sa noblesse d’âme dans le court rôle de l’Évêque de Digne. Stan­ley Kas­sa n’a pas de dif­fi­culté à faire de son Enjol­ras un jusqu’au-boutiste enflam­mé, investi dans un com­bat poli­tique et une lutte armée qui l’honorent.

Mar­ius (Jacques Preiss), Thé­nardier (David Alex­is), Madame Thé­nardier (Chris­tine Bon­nard) © Thomas Amouroux

Chris­tine Bon­nard et David Alex­is trou­vent dans l’odieux cou­ple Thé­nardier des rôles à la mesure de leur savoir-faire, en sus­ci­tant à la fois dégoût et cocasserie, sans vers­er dans le caboti­nage : elle avec sa gouaille et son impayable dégaine ; lui, agile filou en dia­ble, absol­u­ment répug­nant dans ses « Fureurs can­ni­bales » lorsqu’il dépouille les cadavres de leurs objets de valeur, jusqu’à l’or de leurs dents.

Mar­ius (Jacques Preiss) et Cosette (Juli­ette Arti­gala) © Thomas Amouroux

Dans un rôle qui n’est pas le plus dévelop­pé de l’œu­vre, Juli­ette Arti­gala apporte à sa Cosette juvénil­ité et ce qu’il faut de rébel­lion ado­les­cente envers un père pro­tecteur. Le Mar­ius de Jacques Preiss réus­sit à être moins uni­forme que le jeune aris­to­crate amoureux auquel on pense sou­vent. En plus de cette facette qu’il donne à voir admirable­ment, il se mon­tre man­i­feste­ment con­cerné par l’en­jeu poli­tique de ses pairs et se hisse sur la bar­ri­cade presque à l’é­gal d’En­jol­ras, par son jeu d’ac­teur soutenu et par une riche vocal­ité sur toute la tes­si­ture qui affir­ment sa présence à cha­cune de ses inter­ven­tions – et qu’est-ce qu’on a envie de le sec­ouer, de le gifler, lorsque, si méprisant, il laisse par­tir Val­jean, qui vient de lui con­fess­er son passé de bag­nard et préfère ne pas être un déshon­neur pour Cosette !

Épo­nine (Océane Demon­tis) © Thomas Amouroux

On manque de super­lat­ifs pour l’Épo­nine d’Océane Demon­tis : ardente, mag­né­tique, vocale­ment somptueuse, à vous faire fon­dre par chaque regard qu’elle lance à Mar­ius, à vous tran­sir de tristesse lorsqu’elle livre « Mon histoire ».

Fan­tine (Claire Pérot) -©Thomas Amouroux

La Fan­tine de Claire Pérot a le tim­bre tran­chant, à vif, de sa déshérence. Encore plus que dans son air « J’avais rêvé », aux accents si poignants, c’est dans sa déchéance et dans la scène des pros­ti­tuées, où sa rage de explose, puis dans sa mort, qu’elle trou­ve un ton unique, si per­son­nel, si déchi­rant, qui rap­pelle cette frac­ture qui touchait tant les auteurs chez la créa­trice du rôle, Rose Lau­rens.

Javert (Sébastien Duchange) et Val­jean (Benoît Rameau) © Thomas Amouroux

La phy­s­ionomie com­mune – crâne rasé et barbe fournie – chez Benoît Rameau et Sébastien Duchange con­fère à Val­jean et Javert un faux air de gémel­lité qui, pense-t-on, va dans le sens des auteurs : bien et mal ne sont l’a­panage ni de l’un ni de l’autre ; cha­cun en a une part et les deux se ressem­blent plus qu’il n’y paraît. Notons au pas­sage que la reli­gion, cen­trale chez Hugo, reste présente dans le spec­ta­cle sans être oppres­sante : si c’est effec­tive­ment tou­jours un évêque qui pousse Val­jean sur le chemin de sa rédemp­tion, le dieu auquel ce dernier s’adresse, y com­pris dans un décor de cathé­drale au seuil de sa mort, se ressent plutôt comme une entité supérieure, et les religieuses qu’on nous donne à voir sont avant tout des infir­mières emplies de bon­té et d’empathie.

Le tim­bre plutôt clair de Benoît Rameau, sa facil­ité à pass­er en voix mixte et en falset­to, font de son Val­jean un homme jeune, peu pré­paré à assumer la charge de père. Son chant sait se faire plus vail­lant pour impos­er la présence indé­ni­able de son per­son­nage, à la fois résolu dans ses choix et débor­dant de bon­té, jusque dans l’ul­time sac­ri­fice. Son grand air « Comme un homme » et, évidem­ment, sa mort restent des som­mets d’émotion.

Chez Sébastien Duchange, le côté som­bre, tor­turé, domine. Son Javert s’im­pose, là aus­si, comme une évi­dence, par son autorité per­verse mais aus­si dans les tiraille­ments qui le tour­mentent entre sa per­cep­tion de la jus­tice et ce que lui ren­voie Val­jean, son alter ego.

Javert (Sébastien Duchange) et Val­jean (Benoît Rameau) © Thomas Amouroux

L’orchestre, placé en hau­teur der­rière la scène, une quin­zaine d’in­stru­men­tistes sous la baguette pleine d’élan et de finesse de la maes­tra Alexan­dra Cravero, insuf­fle telle­ment de couleurs dif­férentes et de détails, porte et enveloppe telle­ment les voix, que c’est un émer­veille­ment de chaque instant.

Dans la salle, le pub­lic, à l’im­age du spec­ta­cle qui le saisit, mon­tre sa générosité et exprime son adhé­sion, dans une atten­tion pal­pa­ble d’é­mo­tion, dans de fer­vents applaud­isse­ments à chaque numéro et, au moment des saluts, dans des remer­ciements à l’u­nis­son. Quand autant de per­son­nes, de tous âges, notam­ment des enfants qui n’ont pas pu voir de précé­dentes ver­sions et qui sont restés assis trois heures durant, sont à ce point boulever­sées, com­ment ne pas penser que Les Mis­érables, cette œuvre dont on pou­vait penser que le tour en avait été fait, trou­ve ici un fris­son d’âme sup­plé­men­taire, une renais­sance, un autre souf­fle, une nou­velle pléni­tude qui devrait indu­bitable­ment séduire les curieux et sat­is­faire les afi­ciona­dos des Mis !

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