Pauvre Cendrillon ! On la met à toutes les sauces… Mais trois fois dans l’année, n’est-ce pas un peu excessif ?
Avec tout le respect que l’on doit à notre ami Sondheim, elle était omniprésente bien que jouant un rôle secondaire dans Into the Woods, encore à l’affiche en début d’année. Elle était également la vedette éponyme de Bad Cinderella (Cinderella tout court en Angleterre), la pièce d’Andrew Lloyd Webber, qui ne se maintint que quelques jours à Broadway après avoir été démolie par les critiques. Et la voici à nouveau, parée de tous ses atours, dans une nouvelle œuvre intitulée Once Upon a One More Time (Il était une fois une fois encore), chantant des airs composés par… Britney Spears. Il fallait oser…
À vrai dire, cette transformation du conte de Perrault écrit en 1697, et repris par les frères Grimm en 1812, bien que jouée en costumes d’époque, ne manque pas d’attraits et mérite bien qu’on s’y arrête. Mais il faut tout de même signaler que notre héroïne n’est pas la seule à s’illustrer dans cette version moderne qui se réclame non seulement des chansons pop d’une autre princesse de notre époque, mais également de nos façons de penser actuelles. Elle est en effet ici accompagnée d’autres vedettes des contes de fées, dont Blanche-Neige, le Petit Chaperon rouge, la Petite Sirène, Raiponce (également connue sous le nom de Persinette), la Belle au bois dormant et autres personnages de notre enfance. Et toutes ces damoiselles de plus ou moins bonne fortune soulèvent une question sérieuse les concernant : quelle est leur existence une fois que leurs princes charmants les ont épousées ou plus simplement éloignées de leur existence précédente ? Les souliers de verre (ou de vair, selon certains), les baisers qui les réveillent ou les sortent de leur torpeur, tout cela est bien joli mais que leur arrive-t-il au-delà de ces belles histoires et de « ils vécurent heureux… » ?
Cendrillon est la première à s’interroger sur son bonheur : elle se sent seule, son Prince Charmant est élusif, d’autant qu’elle découvre peu après qu’il est également le Prince Charmant de Blanche-Neige et de la Belle au bois dormant, et de bien d’autres encore. Quand elle fait appel à sa bonne fée de Marraine, qui se dit résidente de Flatbush dans l’État de New York, aux États-Unis, cette dernière lui fait don d’un livre, La Femme mystifiée (1963) écrit par Betty Friedan, une activiste qui avait remis en question le rôle des femmes et provoqué une prise de conscience qui allait bouleverser pas mal de choses dans la société américaine et, par conséquent, dans le monde.
Cendrillon et ses amies se rendent alors compte que les contes de fées ne sont que des fantaisies et qu’au-delà, il n’y a rien de bien concret hormis ce qu’elles sont elles-mêmes et ce qu’elles peuvent faire pour s’imposer dans leur nouvelle existence.
Si cette vision des contes qui ont charmé notre enfance peut sembler un peu cynique et démoralisante, il y a heureusement les chansons enregistrées par Britney Spears. Ce serait elle qui aurait suggéré cette idée de livret à John Hartmere (co-auteur de la comédie musicale Bare: A Pop Opera, produite en 2004) avec un clin d’œil appuyé vers les ardents défenseurs des droits LGBTQIA+, et qui aurait approuvé l’utilisation d’une vingtaine de ses chansons, dont les très connues « Baby One More Time », « Lucky », « Work Bitch », « Circus », « Pieces of Me », « Toxic », « Gimme Me More », « Stronger » et bien sûr « Cinderella ».
Le résultat est une comédie musicale exubérante de style hip hop, renforcée par des chorégraphies qui rappellent les vidéos pop. Keone et Mari Madrid, un couple philippino-américain résidant en Californie, signent là leur première mise en scène pour une production à Broadway. Il faut bien admettre que le produit final, des décors scintillants aux costumes étincelants et aux éclairages brillants, est émoustillant, le tout baignant dans une audio puissante qui engouffre la salle dans ses sonorités éclatantes. Cela suffit à ce show pour s’imposer et donner aux spectateurs l’impression qu’ils assistent peut-être à un spectacle mais qui n’est pas loin de ressembler à un concert pop de première qualité.
L’interprétation hors pair ajoute encore à cette impression avec, dans plusieurs des rôles principaux, des actrices bien connues des téléspectateurs et qui font ici leurs premiers pas à Broadway : Briga Heelan sous les traits de Cendrillon ; Brooke Dillman, très drôle dans le rôle de sa Marraine connue sous le sobriquet de O.F.G. (Original Fairy Godmother) ; Gabrielle Beckford (Raiponce) ; Pauline Casiño (Esmeralda) ; Selene Haro (Gretel) ; Ryah Nixon (Goldilocks ou Boucles d’or) ; Ashley Chiu (la Belle au bois dormant) ; et la petite Mila Weir, une gamine d’une dizaine d’années qui lit les contes de fées et qui joue avec l’assurance d’une actrice de longue date. S’ajoutent des vétérans de la scène, comme Justin Guarini, bien connu pour ses prestations dans plusieurs comédies musicales et ses premiers essais dans l’émission de télévision American Idol il y a une vingtaine d’années, en Prince Charmant ; Jennifer Simard, elle aussi très drôle dans le rôle de la marâtre de Cendrillon ; et ses deux filles, Amy Hillner Larsen et Tess Soltau ; et, surtout, Aisha Jackson, déjà remarquée dans Paradise Square il y a trois ans et qui peut donner libre cours à son extraordinaire talent de chanteuse et d’actrice dans le rôle de Blanche-Neige.
Once Upon a One More Time peut surprendre les spectateurs encore mal informés des récentes évolutions dans la mentalité des gens du théâtre et d’ailleurs, mais en définitive c’est une œuvre qui semble n’avoir qu’un but en tête : distraire les amateurs de comédies musicales, ce qu’elle parvient à faire avec beaucoup d’allant et d’enthousiasme. Autant se laisser séduire par ce spectacle qui a beaucoup à offrir…