Ragtime : une comédie musicale dont l’ampleur théâtrale n’est pas sans évoquer Les Misérables. Cette œuvre au livret signé Terrence McNally et inspiré du livre de E.L. Doctorow paru en 1975, et mise en chansons grâce à Stephen Flaherty pour la musique et à Lynn Ahrens pour les paroles, vient de faire un retour très remarqué à Broadway dans une production qui dépasse par son importance ses incarnations précédentes en 1998 et 2009.
En fait, Ragtime, dont le titre s’inspire de la musique de jazz qui allait faire ses premiers pas et marquer les débuts turbulents du XXe siècle aux États-Unis, semble arriver à un moment crucial sur le plan politique qui sied parfaitement à son déroulement. Tout dans son action évoque les problèmes qui existaient à l’époque et qui semblent se répéter à l’heure actuelle. Son sujet présente essentiellement des problèmes sociaux qui allaient marquer le développement du pays et son aspect indépendant et présumé libéral : la position adoptée par les familles protestantes anglo-saxonnes, fières de leur solidité financière et de leur indépendance ; le racisme envers les individus d’origine noire, anciens esclaves ou pas ; et le rejet de nouveaux immigrants, particulièrement ceux d’origine juive en provenance des pays de l’Europe de l'Est.

C’est dans ce contexte que l’on rencontre trois personnages inventés de toutes pièces pour l’occasion, issus de famille de pure invention : Mother, la maîtresse de maison d’une famille aisée installée à New Rochelle, une ville au nord de New York connue pour le niveau élevé dans lequel ses habitants se trouvent ; Coalhouse Walker Jr., un pianiste de jazz noir qui survit à Harlem avec sa compagne Sarah dans un milieu misérable, qui devient célèbre grâce à ses talents musicaux, mais qui sera tué par des policiers au cours d’une manifestation; et Tateh, un Juif immigré originaire de Lettonie, désireux de connaître des jours meilleurs dans ce nouveau pays et qui réussira comme producteur dans le monde du cinéma. Dans le cadre de son action, Ragtime met également en scène des figures historiques qui ont réellement marqué le pays, notamment le magicien Harry Houdini, l’écrivain et politique noir Booker T. Washington, le financier J.P. Morgan, et l’industriel et homme d’affaires Henry Ford, inventeur des voitures qui portent son nom.

Le spectacle, qui dure près de trois heures, permet à ces trois groupes familiaux de s’exprimer en détail de leurs vies privées et de se porter témoins des hauts et des bas qui les entourent, le tout illustré par des chansons, ballades romantiques et morceaux de jazz enjoués qui ajoutent le relief nécessaire pour retenir l’attention des spectateurs.
Mais ce qui marque surtout cette production de Ragtime, c’est l’interprétation hors pair des personnages principaux par des acteurs et actrices de tout premier plan qui témoignent de leurs talents tant sur le plan théâtral que musical, au centre d’une distribution de large envergure.

Dans le rôle de Coalhouse Walker Jr., Joshua Henry, déjà repéré dans The Scottsboro Boys en 2011, qui lui valut d’être nommé pour les Tony Awards, et plus récemment dans la reprise de Into the Woods en 2022, est sensationnel. Doté d’une voix puissante de baryton et faisant preuve d’une passion profonde pour le personnage qu’il doit interpréter, il s’affirme comme la grande vedette de ce spectacle. Il ne fait aucun doute qu’il remportera le Tony de la meilleure interprétation masculine dans une comédie musicale en mai prochain.

À ses côtés, Caissie Levy, une actrice canadienne dans le rôle de Mother, la matriarche de la famille anglo-saxonne aisée, est également remarquable et l’un des joyaux de cette présentation. Nichelle Lewis sous les traits de Sarah, la compagne de Coalhouse, Brandon Uranowitz en Tateh, l’immigré juif, et Shaina Taub, vedette de Suffs, la comédie musicale qu’elle avait écrite et présentée à Broadway il y a deux ans, dans le rôle d’Emma Goldman, une anarchiste révolutionnaire, complètent la distribution principale et de toute première classe de cette production.

Sur le plan technique, les costumes de Linda Cho, les lumières d’Adam Honoré et les modestes décors de David Korins, rehaussés par des projections LED qui semblent un peu surprenantes dans le contexte, donnent à cette comédie musicale une valeur supplémentaire de grand spectacle, une impression encore plus renforcée par l’orchestre dirigé par James Moore et composé de vingt-huit musiciens, un véritable record.
La mise en scène de Lear deBessonet, qui avait déjà conçu cette reprise l’an dernier dans le cadre des spectacles présentés par le New York City Center, est finement réglée de façon à mettre en valeur tous les éléments théâtraux et à rendre plus dynamique encore les trois heures de spectacle – à tel point qu’on ne se rend pas compte de sa longueur inhabituelle. Il en demeure une impression profonde, plus marquée que lors des versions précédentes. Ragtime doit rester à l’affiche jusqu’au 4 janvier 2026.