On l’avait anticipé et annoncé depuis plusieurs mois, mais c’est maintenant une quasi-certitude : Broadway, l’un des poumons économiques et touristiques de New York devrait reprendre son souffle en septembre. L’annonce en a été faite conjointement par le gouverneur de l’État, Andrew Cuomo, le maire de la ville, Bill de Blasio, et la Ligue des Producteurs de Broadway : tous s’accordent pour que les théâtres rouvrent leurs portes aux alentours du 22 septembre. Mais on se pose encore de nombreuses questions. La réouverture des théâtres n’est pas une mince affaire tant sur le plan technique qu’opérationnel.
En effet, plusieurs éléments essentiels entourent la création et l’exploitation d’œuvres théâtrales à Broadway. La première est de savoir dans quelle mesure les propriétaires des théâtres les plus en vue vont pouvoir gérer l’afflux attendu de visiteurs, étant donné les restrictions imposées depuis le début de l’épidémie du coronavirus – le port du masque et la distanciation sociale étant deux éléments marquants – et l’attitude des spectateurs assis à l’étroit dans un milieu relativement exigu pendant environ deux heures. Les propriétaires des théâtres sont pleinement conscients du fait que, compte tenu des dépenses extraordinaires engagées dans la production d’une œuvre théâtrale (location de la salle, salaires des acteurs, des musiciens et des autres participants à la production, etc.), une salle, même pleine, ne garantit pas toujours une rentabilité viable.
Une autre question qui se pose à eux est évidemment l’attrait que peuvent encore avoir les pièces à l’affiche après une aussi longue absence. Rappelons en effet que les théâtres sont fermés depuis le 12 mars 2020, ce qui, pour beaucoup, représente une éternité… Certes, les gros succès vont certainement attirer à nouveau les foules et l’on s’attend avec optimisme à ce que des œuvres telles que Le Fantôme de l’Opéra , Le Roi lion, Hamilton et Wicked (un prologue au Magicien d’Oz), qui étaient déjà à l’affiche depuis des années avant la fermeture des théâtres, continueront à exercer leur fascination sur les foules.
On suppose également que d’autres titres comme Chicago, Aladdin, autre pièce à succès de Disney, ou Come From Away (une œuvre canadienne inspirée par l’attentat du 11-Septembre) poursuivront également leur carrière interrompue, avec tout autant de succès que par le passé. Mais qu’en sera-t-il des œuvres de moindre importance, qui, bien qu’ayant débuté avant la pandémie, n’ont pas eu la chance de pouvoir se faire une réputation au-delà des frontières de Broadway ? En effet, pour réussir, les nouvelles créations ont besoin de l’afflux des touristes venus d’autres États que celui de New York, qui représentent plus des trois quarts du public attiré par les spectacles à l’affiche. Or, il faut compter parfois plusieurs mois avant que ces foules ne viennent à New York, souvent à l’occasion de vacances organisées longtemps à l’avance.
Quant aux nouvelles œuvres déjà annoncées et qui devaient ouvrir avant la pandémie, nul ne sait quel va être leur sort dans les circonstances actuelles. En mars 2020, on parlait beaucoup de ces pièces sur le point de faire leurs débuts anticipés : Six, comédie musicale anglaise de style rock inspirée par l’histoire des six épouses du roi Henry VIII ; Mrs. Doubtfire, tiré du film du même nom ; Diana, autre pièce d’origine anglaise basée sur l’histoire de la Princesse de Galles ; Flying Over Sunset, œuvre psychédélique mettant en scène deux acteurs célèbres d’Hollywood, Cary Grant et Katherine Hepburn ; et une reprise fort attendue de The Music Man avec en têtes d’affiche Hugh Jackman et Sutton Foster, maintenant compromise depuis que son producteur, Scott Rudin, a annoncé son retrait, provoqué par les nombreuses critiques sur son attitude trop abusive vis-à-vis d’acteurs et d’autres personnes attachées à ses productions.
Et ce ne sont pas là les seuls problèmes auxquels les producteurs, et partant les propriétaires des théâtres, doivent faire face. Pour monter une œuvre qui coûte souvent plusieurs millions de dollars (au bas mot, la dépense moyenne au départ s’élève à environ 13–15 millions de dollars avant même que la création ne vienne à Broadway), il faut compter sur des mois de travail intense, de répétitions, d’essais en studio, d’agencements sur scène, le tout pour réaliser un spectacle qui attirera non seulement les foules mis qui recevra l’aval des redoutables critiques qui peuvent démolir une œuvre le soir de sa première par quelques commentaires négatifs.
Dans le cas présent, et même pour les grand succès déjà cités, c’est tout un travail de réorganisation qui est à faire. Un article récemment publié dans le New York Times fait état de quelques exemples pris au hasard. Jagged Little Pill, comédie musicale basée sur une série de chansons écrites en 1995 par Alanis Morissette qui avait débuté il y a deux ans, mettait en vedette une jeune adolescente, Elizabeth Stanley, qui est aujourd’hui enceinte et pour laquelle il faut maintenant trouver une remplaçante. De même, Karen Olivo, qui était tête d’affiche dans l’adaptation scénique de Moulin Rouge de Baz Luhrman, a dénoncé dans la presse les abus auxquels de nombreux acteurs de Broadway sont sujets et a déclaré qu’elle ne voulait pas reprendre son rôle dans la pièce. Et n’oublions pas les remous créés dans la société américaine par l’assassinat d’innocentes victimes comme George Floyd ou Breonna Taylor par des policiers, lesquels trouvent maintenant des échos nombreux à Broadway où les acteurs noirs ou hispaniques sont encore souvent sujets à des brimades ou des attitudes négatives.
Comme devait le déclarer Cameron Mackintosh au New York Times: « Nous ne pouvons pas dire que tout va redevenir comme c‘était avant la Covid-19. Il nous faut bien sûr faire preuve d’optimisme, mais il faut également être réaliste, car c’est la première fois que nous devons faire face à une telle situation. »
Chicago est le seul spectacle à avoir annoncé une date exacte de reprise : le 14 septembre. Le Roi lion, Hamilton et Wicked ont annoncé leur réouverture probable vers la mi-septembre, et Le Fantôme de l’Opéra devrait reprendre ses représentations le 22 octobre. Les billets sont d’ores et déjà en vente…