La Cage aux folles

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Théâtre du Châtelet – Place du Châtelet, 75001 Paris.
Du 5 décembre 2025 au 10 janvier 2026.
Renseignements et réservations sur le site du Châtelet.

Compositeur et parolier américain, Jerry Herman a connu son premier succès en 1964, avec Hello, Dolly! En 1983, il triomphe encore à Broadway grâce à La Cage aux Folles. Avec la complicité de Harvey Fierstein, auteur du livret de la comédie musicale, les deux défenseurs des droits LGBTQI+ adaptent la pièce de Jean Poiret et créent une œuvre originale qui, lorsqu’elle traverse l’Atlantique, devient une ode à la diversité. Reprise à Broadway en 2004-2005, La Cage aux Folles est célébrée par la critique internationale et est couronnée de nombreux Tony Awards et Drama Desk Awards.

Travestis tapageurs, homosexuels efféminés, les « folles » ont toujours lutté. Tant pour la différence que pour l’indifférence.

Loin d’être enfermée dans les clichés véhiculés par le théâtre ou par le cinéma, la nouvelle production en français de La Cage aux folles, traduite et mise en scène par Olivier Py, réinscrit l’œuvre dans son contexte : le cabaret. À la scène, Zaza chante et danse, mais à la ville, l’artiste pose la question de l’homoparentalité et déclare l’amour inconditionnel du parent pour l’enfant, par-delà les assignations de genre. Plus de quarante ans après sa création à Broadway, La Cage aux folles reste une œuvre éminemment politique. C’est cette dimension qu’explore Olivier Py, à l’heure où la question des droits LGBTQI+ est remise en cause, partout dans le monde.

Notre avis (répétition générale du 4 décembre 2025) : Un peu comme pour Les Misérables présentés triomphalement au Châtelet l'an dernier, La Cage aux folles revient enfin en France où elle prend sa source, après une métamorphose musicale à Broadway qui l'a joyeusement propulsée sur les scènes du globe – sauf à Paris où le retour fut raté. De la pièce à succès de Jean Poiret créée en 1973 avec Michel Serrault, dont il ne subsiste que quelques extraits vidéo, le public français garde généralement en mémoire son adaptation pour le cinéma en 1978 (et la célèbre scène de la biscotte). En l'adaptant en comédie musicale en 1983, Jerry Herman et Harvey Fierstein ajoutent à la pièce de boulevard française la grandeur du cabaret (on découvre enfin Zaza en meneuse de revue) et une dimension plus politique. Le livret, dont l'une des faiblesses réside peut-être en une certaine langueur d'exposition du cadre au détriment d'une intrigue – par ailleurs assez mince – qui tarde à s'installer, se distingue néanmoins par son audace à montrer un exemple d'homoparentalité et, plus généralement, à revendiquer la liberté sexuelle et le droit d'être soi. Auréolée de six Tony Awards en 1984 – dont ceux de la meilleure comédie musicale, de la meilleure partition et du meilleur livret –, la comédie musicale conquiert les théâtres du monde entier, mais la France lui résiste. En 1999, elle est enfin présentée à Mogador dans une traduction du regretté Alain Marcel avec, entre autres, Patrick Rocca, Bernard Alane, et Arnaud Denissel... mais, pour tout un tas de raisons, c'est un échec (voir ici un reportage réalisé à l'époque – qui permet de se rappeler qu'en ce temps-là, on parlait de « Cagettes »). Pourtant, comme pour Les Misérables, quelques décennies plus tard, la malédiction semble enfin levée grâce à une nouvelle production du Châtelet.

Damiin Bigourdan, Laurent Lafitte et Édouard Thiébaut ©Thomas Amouroux

Pour qu'il réussisse, ce retour aux origines passe par la prise en considération de ce que signifie la présentation au public français d'une œuvre d'inspiration française. La traduction, l'adaptation d'Olivier Py se distingue par sa qualité linguistique, son sens conjugué de la modernité et d'une forme plus traditionnelle du théâtre, sans tomber dans la vulgarité, qui peut être son péché véniel. Dans le registre comique, les reparties font mouche, les répliques fusent : « Elle l'a porté neuf mois, j'aurais fait mieux en huit ! » ; et la leçon de maintien viril est toujours aussi craquante (comme la biscotte). La religion en prend pour son grade : « En bonne catholique, l'humiliation est ma joie ! » Côté devoir de mémoire, c'est un militant d'Act Up qui se mêle à la foule des Tropézien·ne·s. À la richesse des mots et la pertinence des images se développe une mise en scène qui véhicule fièrement l'acte politique du livret. De manière appuyée ? Sans doute, mais à l'heure où les députés Dindon et autres casseurs des droits LGBTQI+ se multiplient autour de nous et, décomplexés, sont à la manœuvre dans nos sociétés, il est salvateur d'insister sur quelques droits fondamentaux.

©Thomas Amouroux

Sur scène, la tournette conçue par Pierre-André Weitz permet des transitions fluides entre la scène du cabaret – et son grand escalier qui n'arrête pas d'être descendu –, les coulisses, les loges, le salon de chez Albin et Georges, la rue, le bar, le restaurant Chez Jacqueline et même la plage – car n'oublions pas qu'on est à Saint-Tropez : on peut même voir passer quelques gendarmes !

Damien Bigourdan ©Thomas Amouroux

Entre France et Broadway, La Cage aux folles oscille entre pièce de boulevard avec ses quiproquos, ses engueulades, ses dialogues à l'humour caustique et millimétré... et musical show à l'américaine avec ses numéros bigger than life. Dans cette forme duale, Jerry Herman a composé une partition charmante, un peu à l'ancienne, comme un bon bonbon vintage, ici et là cousine de l'opérette et de la chanson française, avec parfois une tendance à s'étirer ou à se répéter – en ce sens, elle est assez éloignée de celle de Follies de Stephen Sondheim, autre comédie musicale autour de la revue pourtant composée plus de dix auparavant mais d'une veine autrement sophistiquée.

Damien Bigourdan et Harold Simon ©Thomas Amouroux

Cette même symbiose des genres se confirme dans le choix, au Châtelet, d'un orchestre de neuf musicien·ne·s issu·e·s des Frivolités Parisiennes placés en fosse, format idéal pour faire entendre, selon le cas, une solide texture cuivrée ou une clarté instrumentale. Sous la baguette de Christophe Grapperon ou Stéphane Petitjean, la formation sait aussi bien enflammer les numéros à grand spectacle qu'envelopper de délicatesse les moments d'intimité – et, dans ce registre, l'accordéon fait son effet !

Zaza (Laurent Lafitte), Jacob (Émerci Payet) et les Cagelles ©Thomas Amouroux

Cette nouvelle production recrée de manière époustouflante l'esprit visuel du Moulin-Rouge, du Lido, du Paradis latin, avec de magnifiques costumes à sequins, de splendides perruques, de luxueuses plumes... C'est dans ce cadre ô combien fastueux et festif qu'évoluent Zaza et ses Cagelles. Ces douze danseurs « il et elle », créatures travesties aux jambes interminables, mettent le feu au cabaret La Cage aux folles grâce à des chorégraphies enlevées d'Ivo Bauchiero qui s'inspirent de la revue, de la danse de salon mais aussi de genres plus estampillés Broadway, au centre desquels les claquettes – dont les numéros ont été réglés par Aurélien Lehmann. Les Tropézien·ne·s, en chœur ou chacun·e avec son moment solo, complètent cette troupe exubérante et follement engagée dans l'aventure.

Albin (Laurent Lafitte), Édouard Dindon (Gilles Vajou), Marie Dindon (Émeline Bayart) et les Tropézien.ne.s ©Thomas Amouroux

Le reste du plateau ne mérite que des éloges : la Jacqueline avenante et souriante de Lara Neumann ; le régisseur très affairé et toujours entreprenant d'Édouard Thiébaut, qui profite d'un coup de mou des Cagelles pour en montrer qu'il en a sous les claquettes ; la délicieuse Anne de Maë-Lingh Nguyen qui, par amour, se rebelle contre la stupide autorité parentale. Justement, dans le rôle desdits parents : Gilles Vajou maîtrise avec brio son député Dindon, odieux avant d'être ridicule puis pathétique dans sa rédemption par le travestissement ; et Émeline Bayart, fulgurante dans un rôle si court, retrouve le genre de rôle mi-excentrique mi-bébête qui lui va si bien, ici armurée dans son tailleur Chanel, hilarante à force d'être anéantie par la tournure des événements. En bonne extravertie pas très catholique, bouffon·ne qui n'en rate pas une et qui rêve d'être une star façon « James Bondage », Émeric Payet fait des étincelles !

Jacob (Émeric Payet) et les Cagelles ©Thomas Amouroux

En jeune premier, Harold Simon déploie un physique charmeur, une présence magnétique et une voix si élégante qu'on aimerait que la partition lui offre davantage à nous chanter.

©Thomas Amouroux

Pour le duo central, il fallait bien l'osmose rêvée d'un yin et d'un yang. Entre Albin et Georges, il s'établit un équilibre qui sonne juste au sein de ce vieux couple qui bat de l'aile mais duquel la connivence et la tendresse n'ont pas disparu ; malgré leurs différences de caractère, ils se retrouvent dans l'amour indéfectible pour leur fils mais aussi dans l'affirmation du droit à être soi-même – symbolisée par le cabaret qu'ils dirigent. Par son timbre chaud et solide, par son regard doux, parfois perdu, et par son évidente tranquillité, Damien Bigourdan affiche l'assurance du maître de cérémonie, la solidité du pilier marital et sait aussi faire surgir une irrépressible émotion dans son air tout empreint de nostalgie qu'il adresse à son compagnon pour évoquer leur rencontre, leurs premiers émois d'une jeunesse perdue (« Nos pas sur le sable »).

Zaza (Laurent Lafitte) et les Cagelles ©Thomas Amouroux

Laurent Lafitte endosse les tenues extravagantes et les facettes du personnage de Zaza avec un naturel confondant, y compris vocalement – en interview, il mentionne être coaché par la fabuleuse Jasmine Roy. Déboulant dans la salle, tout·e en provocation, il compose un impayable moment d'interpellations au public au cours duquel s'enchaînent autant de traits hilarants. Tout y est : la posture, la mimique, la déformation des lèvres, le mouvement des yeux, l'inflexion de la voix, ce qu'il faut de silence malicieux avant de lancer la chute. « Côté régime : j'me suis fait un jeune intermittent... mais il a porté plainte » Mais quand Georges et son fils projettent de « redécorer sa follitude » et de le faire rentrer dans le placard, ne serait-ce que le temps d'un dîner, Zaza/Albin préfère rester silencieux·se avant que ne surgisse, tel un geyser, de tout son être le poignant « I Am What I Am » – devenu un hymne communautaire dès sa création grâce à la reprise disco de Gloria Gaynor, – qu'Olivier Py a choisi de traduire en « J'ai le droit d'être moi », une phrase qui retentit de manière encore plus percutante comme une revendication politique.

Georges (Damien Bigourdan) et les Cagelles ©Thomas Amouroux

Alors, « Mesdames, Messieurs... et les autres », comme nous interpelle Georges en ouverture, précipitez-vous pour admirer un spectacle grandiose, pour vous divertir d'une comédie musicale tous publics bourrée d'humour et de tendresse, pour profiter d'une splendide bulle de fantaisie où tout n'est que fête, extravagance et liberté, pour joindre vos applaudissements à une déclaration salutaire des droits d'aimer qui on veut et comme on veut. Car, comme dit la chanson, « On ne vit qu'une fois... L'amour est toujours, toujours le plus fort » et il est évident qu'on ressort de cette fastueuse production des paillettes plein les yeux et l'esprit de tolérance magnifié. Encore un coup d'éclat du Châtelet.

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