Les Sept Péchés capitaux

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Théâtre Athénée–Louis-Jouvet – Square de l'Opéra Louis-Jouvet – 75009 Paris
Les 27, 28 et 29 mai, les 1er, 2, 3, 4 et 5 juin 2021. À 19 h. Durée : une heure.
Renseignements et réservations sur le site de l'Athénée.

Brecht et Weill en Louisiane. Sur l’éternelle trame de la jeune fille inno­cente que la société va cor­rompre, Brecht et Kurt Weill pro­po­saient en 1933 une vari­a­tion aus­si neuve que grinçante qui allait devenir un clas­sique. Voici l’héroïne dev­enue deux sœurs… « Poussée par Anna 1, Anna 2 évite cha­cun des péchés pour en com­met­tre d’autres bien plus mon­strueux avec la béné­dic­tion de tous », résume le met­teur en scène Jacques Osin­s­ki. C’est à la jeune mez­zo-sopra­no Natal­ie Pérez qu’il a con­fié ce dou­ble rôle, dans un road­trip au Mis­sis­sip­pi qui est aus­si le réc­it « du rêve et des com­pro­mis­sions aux­quelles on cède pour l’atteindre », et qui n’a aujourd’hui rien per­du de son inso­lence et de son mordant.

Notre avis : Quel bon­heur ! Quel immense bon­heur de retrou­ver le chemin des théâtres ! Renouer, enfin, avec le spec­ta­cle vivant, se laiss­er immerg­er à nou­veau dans le son qui sur­git depuis la fos­se d’orchestre, sen­tir les vis­ages et les corps de chair et de sang des artistes à portée de main, et s’abreuver ensem­ble de cul­ture et d’émotions.

Comme sou­vent, l’Athénée met à l’affiche une œuvre qui sort des sen­tiers bat­tus en puisant dans le reg­istre grinçant. On se sou­vient, dans des nuances dif­férentes, du Tes­ta­ment de la tante Car­o­line, des Enfants ter­ri­bles, de The Impor­tance of Being Earnest

Les Sept Péchés cap­i­taux, créé au moment où Weill s’arrête à Paris avant de pour­suiv­re son exil, s’inscrit dans la lignée des deux œuvres précédem­ment com­posées avec Brecht : L’Opéra de quat’ sous et Grandeur et déca­dence de la ville de Mahagonny. On y retrou­ve une cri­tique acerbe de la société de con­som­ma­tion cap­i­tal­iste et de la déshu­man­i­sa­tion de la société sur une musique expres­sion­niste qui explore les dis­so­nances et s’appuie sur des formes con­nues pour mieux les déformer. Encadrés d’un pro­logue et un épi­logue, sept tableaux passent en revue un à un les péchés cap­i­taux de la reli­gion catholique en met­tant en sit­u­a­tion deux sœurs toutes deux prénom­mées Anna – à moins que ce ne soient les deux facettes d’une même jeune femme – par­ties chercher for­tune sur les routes des États-Unis. Après s’être adon­nées à tous les vices avec plus ou moins de bonne con­science, elles finis­sent par ren­tr­er chez elles, en Louisiane, où les atten­dent leur famille – un père, une mère et deux frères –, qui com­mente à dis­tance la déchéance pro­gres­sive et cer­taine des demoiselles.

Conçue comme un « bal­let chan­té » à numéros, l’œuvre pose au moins deux ques­tions au met­teur en scène. Quelle place accorder sur scène à cha­cune des deux Anna (la chanteuse et la danseuse) ? Et com­ment installer une nar­ra­tion de bout en bout qui donne de la cohérence à l’ensemble ? Jacques Osin­s­ki a opté pour une présence sur le même plan des deux Anna, faisant même danser – de façon con­va­in­cante et à plusieurs repris­es – la chanteuse. Mais l’aspect décousu du livret demeure irré­solu : on passe d’un péché à l’autre sans tran­si­tion vrai­ment con­va­in­cante. L’ajout ici et là de trois mélodies en français com­posées par Weill lors de son exil à Paris – La Com­plainte de la Seine, Je ne t’aime pas et Youkali – vient étof­fer l’atmosphère sans l’enrichir vrai­ment. Quoique sur des thèmes musi­caux mag­nifiques et sur des paroles à vous faire dress­er les poils, et même si on a énor­mé­ment de plaisir à les enten­dre – Youkali avec orchestre dans un arrange­ment d’Arthur Ouvrard, quel cadeau ! –, elles dis­ten­dent encore un peu plus le fil nar­ratif de la soirée.

Le dépouille­ment du décor – un échafaudage de métal au cen­tre, une table à manger au fond pour la famille, un ves­ti­aire à cour pour les change­ments des Anna – ne con­stitue pas un hand­i­cap tant il souligne le car­ac­tère urbain et pro­gres­siste de l’œuvre. En revanche, l’utilisation de la vidéo qui défile au-dessus du cadre de l’action pour, sem­ble-t-il, habiller et ani­mer la scène se révèle peu con­va­in­cant. Car, en dépit de qual­ités irréfuta­bles – leurs rythmes, leurs couleurs, leurs vari­a­tions, leur pou­voir d’illustration, leur humour même… –, les images attirent inévitable­ment le regard, comme pour l’empêcher de se pos­er sur les deux actri­ces prin­ci­pales, dont on aurait aimé qu’elles soient par­fois dirigées de façon plus fouil­lée, leurs inten­tions plus poussées, les man­i­fes­ta­tions de leur âme plus exacerbées.

Car les pro­tag­o­nistes s’accordent déjà mag­nifique­ment bien. Avec un joli tim­bre clair et sans effort, une artic­u­la­tion par­faite et sa stature, Nathalie Pérez campe à mer­veille une sœur aînée sournoise et manip­u­la­trice, qui n’a pas besoin de hauss­er le ton ou de grossir sa voix pour pouss­er au vice l’autre Anna – la danseuse Noémie Ettlin –, plus naïve, plus prompte à être la vic­time, mais plus à fleur de peau, et dont la résis­tance voudrait s’exprimer.

Le quatuor d’hommes – oui, la mère est chan­tée par une basse ! –, que Weill utilise à la manière d’un chœur antique, incar­ne très juste­ment, habil­lé comme des Deschiens, cette famille de bons à rien hypocrites.

Dans sa réduc­tion pour quinze musi­ciens et portée par l’orchestre de cham­bre Pel­léas et son chef Ben­jamin Levy, la musique de Weill ne perd rien de son ironie, de sa noirceur, de son tran­chant, de sa force à bous­culer, de son espoir vibrant, de sa grandeur à s’imposer. On la reçoit comme un élec­tro­choc, comme une décharge de réan­i­ma­tion, comme le rap­pel de notre présence retrou­vée dans une salle de théâtre. Car la cul­ture, le spec­ta­cle vivant, a pour ver­tu cap­i­tale de nous réveiller et d’aigu­is­er notre capac­ité à y voir clair. Pour cela, merci !

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