Deux ans après sa mort, Stephen Sondheim continue d’être très présent à Broadway, à la plus grande joie de ses fans et admirateurs. Après Company, Into the Woods et Sweeney Todd – ce dernier toujours à l’affiche –, la reprise tant attendue de Merrily We Roll Along vient de débuter. Comme pour les autres, c’est un succès ! Mais à l’encontre des autres, c’était l’un des deux seuls échecs que le compositeur devait connaître dans le cadre de sa carrière – l’autre étant Anyone Can Whistle.
Présentée la première fois en 1981, Merrily We Roll Along n’avait tenu l’affiche que le temps de seize représentations. La raison de cet échec tenait plus précisément dans le livret de George Furth, inspiré d’une pièce de George S. Kaufman et Moss Hart produite en 1934, qui laissa les spectateurs déroutés et confus et les critiques particulièrement acerbes. Contant l’histoire de trois jeunes adolescents qui se trouvent des points communs et demeurent amis des années durant, la pièce présentait surtout cette singularité d’être montée à rebours, avec les événements les plus récents tout à fait au début et progressant vers les événements les plus anciens à la fin du spectacle.
En dépit de la réaction obtenue, Sondheim et Furth n’abandonnèrent pas l’idée centrale de leur projet initial et décidèrent de le retravailler pour le rendre plus cohérent. Leur premier essai, présenté en 1985 à La Jolla, un théâtre d’essai en Californie, reçut une réponse plus favorable, et devint le pignon central de cette histoire dont le décor principal est le monde du spectacle.
Franklin Shepard, Charley Kringas et Mary Flynn sont trois adolescents qui font connaissance et deviennent rapidement les meilleurs copains du monde avec un même but : devenir célèbres par leur travail dans un milieu artistique. Frank rêve de devenir compositeur, Charley écrit des paroles de chansons et aimerait travailler sur une comédie musicale de son cru, et Mary se voit journaliste et critique. Au fur et à mesure que les années passent, bien que leurs sentiments d’amitié demeurent, les trois évoluent. Notamment, Frank écrit une œuvre avec Charley, mais a surtout beaucoup de succès quand il devient producteur de films, un poste qui lui ouvre les portes du monde artificiel qu’est Hollywood. Frank – marié trois fois, au grand dam de Mary qui est restée amoureuse de lui – et Charley prennent leurs distances quand ce dernier se rend compte que Frank a signé un contrat pour une série de projets qu’il entend mener seul. Puis ce sera le tour de Mary, déçue elle aussi quand elle se rend compte que Frank a abandonné tous les idéaux de sa jeunesse et lui est devenu un étranger sans intérêt.
Présentée initialement l’an dernier au New York Theater Workshop, un théâtre d’art et d’essai hors du circuit des théâtres de Broadway, cette nouvelle version, mise en scène avec flair et enthousiasme par Maria Friedman, une actrice et technicienne qui a tenu la vedette dans plusieurs œuvres à Broadway et à Londres avant de s’affirmer comme metteure en scène de talent, a connu un succès énorme. Son transfert à Broadway était déjà prévu avant même qu’elle n’ait été annoncée comme faisant partie du projet.
L’intérêt provoqué par cette reprise tenait non seulement au prestige de cette œuvre signée Sondheim, devenue iconique au fil des ans, mais aussi aux têtes d’affiche : Jonathan Groff dans le rôle de Franklin Shepard, déjà remarqué pour ses prestations dans Hamilton et dans Spring Awakening, pour lesquelles il a reçu des nominations aux Tony Awards ; Lindsay Mendez, elle aussi très en vue à Broadway ces dernières saisons, sous les traits de Mary Flynn ; et, surtout, Daniel Radcliffe, qu’on ne présente plus et dont l’arrivée sur scène provoque des applaudissements nourris. Chacun des trois parvient à caractériser son rôle de manière à le rendre plus cohérent et plus vivant que les acteurs débutants dans la présentation originale en 1981. Jonathan Groff donne au personnage de Frank un ton impérieux qui peu à peu s’effrite et devient plus séduisant et familier quand les années changent. Lindsay Mendez offre au personnage de Mary une prestance qui séduit tout au long de l’action, avec ses solos chantés parmi les meilleurs moments de la pièce. Quant à Daniel Radcliffe, c’est une joie de le voir évoluer sous les traits de Charley, un garçon plein d’enthousiasme et de fraîcheur qui reste engageant tout au long de l’action, un rôle qui lui permet de faire ressentir toute l’aisance qu’il a sur scène.
Cela dit, tout n’est pas parfait dans cette production, montée apparemment avec moins de ressources que celles de Broadway. Hormis quelques exceptions – Katie Rose Clarke dans le rôle de Beth, la première épouse de Frank ; Krystal Joy Brown dans celui de Gussie, sa seconde femme ; et Reg Rogers en producteur de théâtre zélé –, le reste de la distribution semble bien moins à l’aise et experte, notamment dans les ballets chorégraphiés par Tim Jackson, d’une platitude qui trahit leur amateurisme.
L’orchestre restreint à une douzaine de musiciens parvient souvent à rendre justice à la densité attendue dans les accompagnements musicaux mais trahit ses faiblesses dans certains moments essentiels de l’action, en particulier l’ouverture dans laquelle, par exemple, un appel de trompette résonne faiblement alors qu’il devrait être plus claironnant. Une reprise aussi attendue que celle-ci après quarante-deux ans d’essais et d’incertitudes aurait certainement mérité un accompagnement orchestral un peu plus fourni.
Les changements survenus dans le développement de l’action avaient donné à Sondheim l’occasion d’écrire des chansons restées inédites jusqu’à maintenant en remplacement de celles jugées hors de propos et éliminées. Parmi ces dernières, deux chansons symboliques de l’original, « The Hills of Tomorrow » et « Our Time », ont donc disparu, mais elles ont cédé la place à de nombreux autres moments musicaux, dont sept « Transitions » illustrant le changement de périodes dans l’action, et particulièrement un solo intitulé « Gussie’s Opening Number » avec des accents de jazz inédits.
Malgré ses faiblesses et ses imperfections, cette reprise de Merrily We Roll Along, sans doute la dernière incarnation de cette œuvre demeurée légendaire au palmarès de Sondheim, va certainement connaître un énorme succès dans les mois à venir si l’on en juge par les critiques, toutes favorables, et le fait que les représentations se donnent déjà à guichets fermés. Elle est censée demeurer à l’affiche jusqu’au 24 mars prochain, mais rien ne dit que cette date butoir ne sera pas prolongée devant l’engouement qu’elle a déjà provoqué. En attendant, elle a finalement pris sa place parmi les œuvres les plus importantes sur lesquelles Sondheim a travaillé.