I Was Looking at the Ceiling and Then I Saw the Sky

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Théâtre de l'Athénée–Louis-Jouvet – Sq. de l'Opéra Louis-Jouvet, 7, rue Boudreau, 75009 Paris.
Les 4, 5, 8, 9 et 10 février 2022 à 20 h.
Renseignements et réservations sur le site de l'Athénée.

Après un trem­ble­ment de terre sur­venu à Los Ange­les en jan­vi­er 1994 (d’une mag­ni­tude de 6,7 sur l’échelle de Richter – pas le Big One mais quand même…), le com­pos­i­teur John Adams et sa libret­tiste June Jor­dan dressent à par­tir des témoignages de sept vic­times une fresque de la société con­tem­po­raine. L’élément fon­da­teur, le chaos sis­mique, sert de bas­cule pour racon­ter l’avant, l’après, mais aus­si les inter­ac­tions de classe (l’épicentre du séisme se trou­vait dans une ban­lieue pau­vre) et, surtout, l’amour. La com­pag­nie belge Khro­ma, con­sti­tuée autour d’Enrico Brig­no­li et de Mar­i­anne Pousseur, se lance avec fer­veur sur un plateau col­oré et nu dans un Broad­way des décombres.

Notre avis : Quelque vingt-sept ans après la créa­tion française à la MC93 de Bobigny et douze ans après la pro­duc­tion du Châtelet, il était temps de faire redé­cou­vrir au pub­lic parisien – elle était à l’af­fiche à Lyon pas plus tard qu’en 2020 – cette œuvre de 1995 formelle­ment et musi­cale­ment atyp­ique qui par­le d’amour sur fond d’injustice envers les plus démunis.

« Je regar­dais le pla­fond et soudain j’ai vu le ciel », témoignait une sur­vivante du séisme de 1994. À la manière d’un film choral, sept indi­vidus errent dans un paysage urbain que vient détru­ire un trem­ble­ment de terre.. Leurs rela­tions, com­pliquées avant l’événement, se trans­for­ment et trou­vent une issue après. La nar­ra­tion prend la forme d’une suc­ces­sion de numéros entière­ment chan­tés qui traduisent les émo­tions ou l’action du moment, évo­quent le passé ou décrivent des rêves – plus dans la veine d’un opéra rock que d’une comédie musi­cale tra­di­tion­nelle. Le style « min­i­mal­iste répéti­tif » cher au com­pos­i­teur John Adams adhère au long d’une par­ti­tion sophis­tiquée mais abor­d­able qui incor­pore égale­ment toute une palette de gen­res – rock, pop, bal­lade, jazz, soul, blues rap… – et se sin­gu­larise par un instru­men­tar­i­um plutôt inat­ten­du – syn­thé­tiseurs, gui­tares élec­triques, sax­o­phone, percussions…

©Hubert Amiel

De chan­son en chan­son, on suit l’évolution des per­son­nages con­fron­tés à leurs trou­bles intimes, leurs désirs inas­sou­vis. La nature ellip­tique du livret de June Jor­dan et la struc­ture en numéros indépen­dants représen­tent indé­ni­able­ment un défi pour la mise en scène : com­ment don­ner de la sub­stance à des per­son­nages sans dia­logues qui n’existent que le temps de quelques chan­sons ; com­ment reli­er des instants que la musique tient à dis­tance ? Mar­i­anne Pousseur et Enri­co Bag­no­li ont choisi de faire le noir après chaque numéro. Leur scéno­gra­phie repose sur des pro­jec­tions vidéo des détails d’une maque­tte qui don­nent à voir, en grandeur nature sur le fond de scène, des décors de l’histoire : la rue, les murs du tri­bunal, le bureau du plan­ning famil­ial… Le choix d’habiller ain­si la scène s’avère plutôt payant dans cer­tains tableaux – l’al­ter­ca­tion filmée en direct par la jour­nal­iste, la virée dans la voiture de police où s’opère une séduc­tion très con­va­in­cante –, mais s’es­souf­fle en sec­onde par­tie par manque de réal­isme ou de poésie et ne traduit que par­tielle­ment la touf­feur du livret et qua­si­ment pas sa force de con­tes­ta­tion. Et pourquoi la maque­tte est-elle à vue du pub­lic, sur scène ? mystère.

©Hubert Amiel

Le livret orig­i­nal décrit pré­cisé­ment les per­son­nages par leur méti­er ou leur état – un polici­er, une jour­nal­iste, un avo­cat, un repris de jus­tice, une assis­tance sociale, un pas­teur, une immi­grée sans papi­er – mais aus­si par leurs orig­ines eth­niques : ce sont des arché­types qui sous-ten­dent un engage­ment poli­tique. Par con­séquent, même sans tomber dans un wok­isme mal­venu ni être à cheval sur l’adéquation du physique des comé­di­ens à ceux des per­son­nages, on s’interroge tout de même sur le décalage qui peut s’ensuivre lorsqu’une inscrip­tion pro­jetée pen­dant le pro­logue cen­sée éclair­er le pub­lic sur le con­tenu du livret indique « asi­a­tique » ou « noir » pour désign­er des artistes man­i­feste­ment blancs. On se demande aus­si s’il n’é­tait pas incon­gru de trans­former l’avocat du livret orig­i­nal en une avo­cate, cette mod­i­fi­ca­tion con­duisant à intro­duire une touche saphique qui vient inutile­ment com­pli­quer la rela­tion entre la jour­nal­iste et le polici­er pré­cisé­ment au moment où celle-là fait avouer à celui-ci qu’il est gay !

©Hubert Amiel

Mais le plus dom­mage­able, même quand on ne con­naît pas l’ou­vrage a pri­ori, ce sont les trop nom­breuses coupes : au moins sept numéros sur les vingt-trois d’origine ont dis­paru ! Même si elle est définie par son créa­teur comme un song­play (une pièce en chan­sons), on ne saurait con­sid­ér­er l’œu­vre comme une playlist d’où l’on piocherait à son gré tel ou tel titre. Qu’il y ait des con­traintes artis­tiques ou de pro­duc­tion der­rière cette muti­la­tion, c’est com­préhen­si­ble ; que ce ne soit pas men­tion­né dans les out­ils de com­mu­ni­ca­tion, c’est inex­cus­able et irre­spectueux. Non seule­ment on spolie le pub­lic de pas­sages musi­caux par­ti­c­ulière­ment entraî­nants qui l’au­raient enchan­té, mais surtout, dans ces con­di­tions, plusieurs per­son­nages peinent à exis­ter ou per­dent beau­coup en épais­seur : le pas­teur, privé de son ser­mon sur les belles femmes et de ses duos, se retrou­ve à jouer les util­ités – et c’est bien dom­mage étant don­né la qual­ité vocale de la seule inter­ven­tion qui lui reste ; le pris­on­nier n’a plus l’oc­ca­sion d’ex­primer ses nobles désirs d’avenir ; l’im­mi­grée clan­des­tine sal­vadori­enne, sans son mag­nifique air où elle exprime son mal du pays et son choix d’y retourn­er pour y défendre la démoc­ra­tie, a bien du mal à nous con­va­in­cre du bien­fondé de sa rup­ture avec le mal­frat dont elle est pour­tant amoureuse…

Ces réserves mis­es à part, on salue la mise en place soignée d’une œuvre peu aisée du point de vue du rythme et des har­monies. Même si on regrette par­fois un manque de vol­ume et de pro­jec­tion, surtout en début de soirée, – n’au­rait-il pas fal­lu sonoris­er ? –, les artistes lyriques issus du con­ser­va­toire roy­al de Brux­elles font preuve d’un bel engage­ment et de voix sen­suelles qui ser­vent avec chaleur les styles var­iés con­vo­qués par la par­ti­tion, jusqu’au dernier numéro choral qui reprend l’en­tê­tante chan­son-titre en pas­sant par un trio coquin, des solos intro­spec­tifs ou séduc­teurs, des duos intimes… L’ambiance très par­ti­c­ulière créée par une musique à la fois com­plexe, sub­tile et cap­ti­vante à laque­lle ren­dent jus­tice musi­ciens et chanteurs jus­ti­fie la décou­verte de cette œuvre fasci­nante et inclass­able, hélas tron­quée, qu’on a envie de défendre. On se réjouit qu’après avoir été annulé lors du pre­mier con­fine­ment, ce spec­ta­cle puisse être enfin vu.

Pour en savoir plus sur la genèse et le con­tenu de I Was Look­ing at the Ceil­ing and then I Saw the Sky, voir notre dossier com­plet.

Un reportage de France Musique réal­isé au cours des dernières répétitions.

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1 COMMENTAIRE

  1. Cri­tique per­ti­nente : on regrette égale­ment ces coupes mul­ti­ple, et pour le plaisir de les enten­dre, et pour la com­préhen­sion de l’œuvre… vrai­ment dommage.

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