Le compositeur Richard Rodgers reste indissociable de son librettiste Oscar Hammerstein. Ensemble, ils ont signé quelques-unes des plus célèbres comédies musicales de l’âge d’or : Carousel, La Mélodie du bonheur ou Le Roi et moi. Méconnu en France, South Pacific est de la même veine. Ce musical, dont le livret a été co-écrit avec Joshua Logan, brasse des thèmes comme la guerre, l’amour, le racisme, la colonisation avec pour cadre une Polynésie paradisiaque, le tout enveloppé par la merveilleuse musique de Rodgers. Fidèle à sa réputation de redonner vie à ce répertoire, l’Opéra de Toulon met à son actif une nouvelle création française d’un grand classique de Broadway.
Notre avis : Comment ferait-on sans l’Opéra de Toulon ? Car, en plus de programmer chaque saison une comédie musicale, il n’hésite pas à se mobiliser pour offrir régulièrement des créations françaises de chefs-d’œuvre du grand répertoire. En 2010 débarquait Street Scene de Kurt Weill ; en 2013, c’était Follies du regretté Stephen Sondheim ; en 2018, on découvrait Wonderful Town de Leonard Bernstein. Cette année, place à South Pacific de l’iconique duo Rodgers & Hammerstein (Oklahoma!, Carousel, Le Roi et moi, La Mélodie du bonheur). Immense succès à sa création en 1949, auréolé de dix Tony Awards et du prestigieux prix Pulitzer, adapté au cinéma en 1958, sans cesse repris aux États-Unis où il est devenu une institution quasi-nationale, cette œuvre phare de l’âge d’or de Broadway méritait bien les honneurs d’une grande scène française. Le choc du premier confinement en mars 2020 laissait craindre l’annulation pure et simple du projet toulonnais, mais, heureusement, personne n’a baissé les bras, car le fruit de toutes ces énergies réunies se révèle savoureux et s’apprécie sans retenue.
Sous son titre à consonance exotique et son décor de carte postale, South Pacific cache bien son jeu et continue de s’affirmer comme une œuvre aussi progressiste que divertissante. Sur une île du Pacifique Sud, en pleine Seconde Guerre mondiale, une jeune infirmière américaine tombe amoureuse d’un planteur français expatrié plus âgé qu’elle ; parallèlement, un fringant officier de la Navy s’éprend d’une jeune Tonkinoise au point de vouloir l’épouser. Tout cela pourrait passer pour du roman-photo, si ce n’est que la première a du mal à accepter que son amant ait pu concevoir des enfants avec une autochtone de couleur, et que le second ne peut assumer les conséquences sociales d’un mariage avec une Asiatique. Si, au moment de la création, quelques années seulement après la fin de la guerre, ces réflexions sur un racisme bien ancré dans une société états-unienne pourtant autoproclamée championne des libertés et des droits humains faisaient déjà grand bruit, aujourd’hui, après des décennies de lutte pour l’égalité et à l’heure de l’élan woke, elles résonnent davantage encore. D’ailleurs, la chanson « You’ve Got to Be Carefully Taught », polémique à l’époque au point qu’il fut fortement conseillé aux auteurs de la couper – le librettiste avait alors répondu que c’était là tout le sujet du spectacle –, en dit toujours autant sur la question : on ne naît pas avec cette haine envers d’autres qui sont différents, on ne l’apprend pas non plus tout seul, elle nous est minutieusement inculquée. À ces réflexions s’ajoute également une évocation en filigrane de la prostitution destinée à satisfaire des militaires loin de chez eux…
Musicalement, ici comme dans toute son œuvre, le style de Richard Rodgers séduit immédiatement par ses mélodies entêtantes au charme intemporel, des couleurs suffisamment orientales pour garantir le dépaysement et des rythmes dansants. La partition regorge de tubes, annoncés par une ouverture en forme de pot-pourri, puis exposés dans leur totalité par les chanteurs avant d’être repris partiellement plus tard dans l’action, sous forme de clins d’œil, éventuellement par d’autres personnages.
Le livret d’Oscar Hammerstein – auquel a contribué Joshua Logan, notamment sur les aspects militaires , en plus des histoires de cœur et des questions plus graves déjà mentionnées, n’oublie pas de mettre l’accent sur la situation de guerre. La seconde partie évoque en effet une dangereuse opération d’infiltration derrière les lignes ennemies destinée à repousser la présence japonaise dans l’archipel. On en suit les progrès depuis le centre de commandement au travers de scènes entièrement parlées qui font grimper la tension. La mort d’un des acteurs de cette mission ramène soudainement et de façon prégnante le public vers une dure réalité – ce qui est très inhabituel pour ce genre de spectacle, mais terriblement efficace du point de vue dramatique.
Pour mener à bien la concrétisation de cette aventure pas si pacifique, toutes les forces du théâtre provençal – ateliers de fabrication inclus – ont été convoquées. En fosse, l’orchestre se révèle toujours aussi swinguant quand il est dirigé par un Larry Blank qui connaît son Broadway jusqu’au bout de sa baguette. Et tous les métiers techniques contribuent formidablement à la magie du spectacle et à la véracité de l’action. Les lumières invitent le public à l’ombre des palmiers ou font naître des soleils couchants. Les décors et les accessoires donnent vie à ces contrées lointaines où cohabitent, entre plage et montagne, une base américaine, une piste d’aviation, un centre des opérations, une plantation et une île mystérieuse. Et les magnifiques et nombreux costumes défilent sous nos yeux écarquillés : des uniformes bien sûr, mais aussi des tenues de soirée chic, des habits couleur locale, toute une collection de maillots de bain pour vous mesdames, des déguisements de fêtes… – aux saluts, un hommage est rendu à Frédéric Olivier, créateur des costumes, récemment décédé.
Olivier Bénézech, déjà metteur en scène pour les créations in loco de Follies, Wonderful Town et Street Scene, a choisi de rester fidèle au livret, de ne pas transposer l’action dans un contexte plus familier pour le public français ou plus contemporain, et de conserver une esthétique propre aux années 40. On plonge cependant sans difficulté dans cet univers éminemment américain, teinté de patriotisme exacerbé – souligné au passage par une citation de l’hymne national –, de fête de Thanksgiving et de références peu pertinentes pour nous autres Hexagonaux – d’ailleurs, les surtitres français ne s’encombrent pas de les transmettre. Comme pour de précédents spectacles, une avant-scène dressée devant la fosse permet intelligemment d’agrandir l’espace et de placer les artistes au plus près des spectateurs, qui s’en trouvent ravis.
Une fois de plus, l’Opéra de Toulon a su réunir une distribution de tout premier ordre – « en or massif », selon les mots mêmes du metteur en scène.
Kelly Mathieson s’est fait un nom en incarnant Christine Daaé dans The Phantom of the Opera pendant près de trois ans à Londres, avant que la pandémie n’annule la tournée internationale qui devait s’ensuivre. Elle aurait dû incarner Eileen Sherwood dans la reprise de Wonderful Town à Toulon à la fin de l’année 2020 mais le second confinement est passé par là… Peu importe, car la voici enfin, et de quelle façon ! Avec sa perruque blonde et délaissant son accent écossais natif pour celui, plus traînant, de l’Arkansas, elle se glisse avec bonheur dans le rôle de la candide Nellie Forbush, un brin péquenaude et raciste sur les bords. Sous des aspects gentiment nunuches, le personnage vit ce qui lui arrive sans trop y réfléchir. Qu’elle soit follement amoureuse (« I’m in Love with a Wonderful Guy ») ou résolue à ne plus l’être (« I’m Gonna Wash That Man Right Outa My Hair »), confiante en la vie (« A Cockeyed Optimist »), extravertie pour son grand numéro (« Honey Bun »), riante, enjouée, intimidée, choquée ou éméchée, l’artiste dégage une grâce et une présence souveraine tout à fait irrésistibles. Son timbre, souple et naturellement proche de la voix parlée, insuffle un charme fou à ses airs et ses duos. Une révélation, que l’on espère retrouver bientôt – et pourquoi pas à Toulon la saison prochaine ?
Le rôle d’Émile de Becque est généralement confié à une vocalité d’essence lyrique depuis sa création par la basse Ezio Pinza, pilier du Metropolitan Opera de New York – ce qui peut surprendre, en comparaison avec le reste de la distribution. William Michals s’inscrit dans cette tradition et impose sa carrure, son timbre de bronze et… son faux accent français – du fait de sa nationalité, la langue de Molière s’invite régulièrement dans les dialogues et les lyrics, à commencer par la chanson mignonne des enfants qui ouvre le spectacle. Son intégrité, son ouverture d’esprit et son flegme d’homme cultivé qui a vécu contrastent à merveille avec la pétulance et l’ignorance de celle qui fait battre son cœur. Son « Some Enchanted Evening » enflammé et son « This Nearly Was Mine » pétri de douleur résonnent encore dans les oreilles du public.
En lieutenant Cable, Mike Schwitter fait valoir un physique de marin sexy et une séduisante voix de ténor de Broadway qui lui permet aussi bien de susurrer de doux et tendres mots que de balancer les quelques aigus conquérants de la partition. Le rôle est court et moins fouillé que ceux du couple principal, mais il bénéficie d’une délicate déclaration d’amour, « Younger Than Springtime » et d’une jolie mélodie douce-amère, « My Girl Back Home » (coupée dans la production de 1949). Et, surtout, il trouve une réelle profondeur psychologique lorsqu’il prend conscience de sa xénophobie, qu’il explique par la chanson « You’ve Got to Be Carefully Taught », et qu’il décide de s’installer sur Bali Ha’i pour épouser Liat, la jeune Tonkinoise. Mais la guerre en décidera autrement…
On connaissait déjà les multiples qualités de Jasmine Roy (Wonderful Town, Les Parapluies de Cherbourg, Into the Woods, Châtelet Musical Club). Véritable caméléon capable de faire sien n’importe quel personnage, elle révèle une facette de plus dans le rôle de Bloody Mary, cette profiteuse au fort accent et à la syntaxe anglaise précaire qui fait commerce aussi bien de ses jupes de paille que de ses filles, et qui est pousse l’une d’entre elles dans les bras de l’adorable Cable. Le choix de ne pas la maquiller à outrance pour l’enlaidir lui donne très justement des allures convaincantes de businesswoman et de tenancière de maison close, à mille lieues des sorcières caricaturales que l’on voit parfois. « Bali Ha’i », cette mélopée aux sonorités orientales qui est annoncée par les premières notes de l’ouverture, lui donne l’occasion de mettre en valeur sa voix ductile et de hanter l’auditeur.
À Thomas Boutilier revient le rôle de Luther Billis, le trublion au grand cœur, le comique débrouillard chargé des distractions du régiment et toujours aux petits soins pour Nellie. Il y excelle, aussi bien dans ses scènes parlées que dans les ensembles avec les autres seabees. Son inépuisable énergie et sa spontanéité alimentent sans faiblir les moments qui traduisent le quotidien de militaires éloignés de leurs familles et privés de femmes, mais aussi l’humour et la gaieté attendus dans un spectacle de divertissement. Dans un autre registre mais dans une veine comparable, Scott Emerson campe un commandant de la base plus vrai que nature : qu’il revête les habits de chef de guerre, qu’il harangue ses troupes à la fête de Thanksgiving, qu’il passe un savon à Billis ou qu’il rappelle à l’arrogant Cable que les hommes de plus de cinquante ans peuvent aussi séduire les femmes, il est impayable !
L’ensemble, sous la houlette de l’indéfectible Johan Nus, achève de donner au spectacle une indispensable Broadway touch. La danse, qui s’intègre naturellement dans l’action, vient régulièrement relancer le tempo entre deux scènes plus intimes, ou prendre carrément le dessus pour éclater en de superbes numéros à part entière – en particulier, le tutti « There’s Nothing Like a Dame », qui fait sonner tout l’orchestre et met en valeur l’aspect choral tout aussi important dans les scènes de groupes ; et la célébration de Thanksgiving qui réunit toute la troupe déguisée pour l’occasion.
On l’aura compris : South Pacific s’ajoute à la liste déjà bien fournie des admirables réussites et des productions inoubliables de l’Opéra de Toulon. Comment ne pas être durablement charmé par l’univers de cette comédie musicale aux douces harmonies et aux rythmes envoûtants, où la romance et l’exotisme côtoient des sujets plus graves ? Surtout quand elle est servie par une équipe de création intelligente et respectueuse, une troupe d’artistes haut de gamme et des moyens conséquents qui permettent de rendre justice à ce classique de l’âge d’or de Broadway. Seulement trois représentations et il n’y en aura malheureusement pas de captation, pour de sombres raisons de droits d’auteurs : donc… précipitez-vous, il n’est jamais trop tard !
On se réjouit d’entendre la rumeur d’une reprise, la saison prochaine, de Wonderful Town. Mais après ? Le genre de la comédie musicale continuera-t-il d’être le bienvenu dans l’institution, une fois que Claude-Henri Bonnet, son actuel directeur général, aura pris sa retraite cet été ? On le souhaite, évidemment : il y a tant d’autres titres à faire découvrir.
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